Marguerite Duras à Neauphle-le-Château
Biographie de Marguerite Duras
« Il faut éviter de penser à ces difficultés que présente le monde, quelquefois. Sans ça, il deviendrait tout à fait irrespirable. »
Marguerite Duras, de son vrai nom Marguerite Donnadieu, est née le 4 avril 1914 à Gia Dinh, une ville de la banlieue Nord de Saïgon (alors Indochine française). Ses parents se sont portés volontaires pour travailler dans les colonies de Cochinchine. Son père, Henri Donnadieu, est directeur de l’école de Gia Dinh à Saïgon où sa mère, Marie, y est institutrice. Ils ont trois enfants : Pierre, Paul et Marguerite. Gravement malade, son père part se faire hospitaliser en métropole, malheureusement il décède en 1921, Marguerite est alors âgée de 7 ans. Bénéficiant d’un congé administratif, son épouse retourne en métropole avec ses trois enfants. Ils habitent pendant deux ans dans la maison familiale du Platier, dans la commune de Pardaillan, près de Duras, en Lot et Garonne. En juin 1924, Marie Donnadieu repart avec ses enfants pour rejoindre sa nouvelle affectation à Phnom-Penh, au Cambodge. Elle ne veut pas y rester et est envoyée à Vinh Long, puis à Sadec et à Saïgon. En 1928, elle rompt avec cette vie de nomade en achetant une des terres que l’administration coloniale incite à posséder. Trompée dans son acquisition, elle en sort ruinée et reprend l’enseignement. Cette expérience marquera profondément Marguerite et va lui inspirer nombre d’images fortes de son œuvre (Un barrage contre le Pacifique, L’Amant, L’Amant de la Chine du Nord, L’Eden Cinéma).
En 1930, Marie Donnadieu trouve une pension et un lycée à Saïgon, pour que sa fille suive des études secondaires au lycée Chasseloup Laubat de Saïgon. Son baccalauréat de philosophie acquis, Marguerite quitte l’Indochine en 1931, et poursuit ses études en France, dans une école privée, l’Ecole technique Scientia à Auteuil qui était alors dirigée par Charles Jérémie Hemardinquer puis retourne en Indochine en 1932.
Revenue à Paris, elle s’inscrit à la faculté de droit,rue Saint-Jacques et dit suivre des cours de mathématiques spéciales. En janvier 1936, elle fait la connaissance de Robert Antelme. Après avoir terminé sa licence et obtenu son diplôme de sciences politiques, elle trouve un emploi de secrétaire au ministère des Colonies début juin 1938. Robert Antelme est mobilisé dans l’armée à la fin de l’été. Marguerite et Robert se marient le 23 septembre 1939. Au printemps 1940, son emploi donne à Marguerite Donnadieu l’occasion de cosigner un livre avec Philippe Roques : L’Empire français, une commande de propagande du ministre Georges Mandel dans lequel est cité Jules Ferry : « On ne peut pas mêler cette race jaune à notre race blanche », il est du devoir « des races supérieures de civiliser les races inférieures ». Marguerite Duras ne se reconnaitra pas dans ce livre signé Marguerite Donnadieu. Elle démissionne du ministère en novembre 1940.
Dans la capitale occupée, Robert est engagé à la préfecture de police de Paris. Le couple s’installe rue Saint-Benoît, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Marguerite est enceinte. Elle accouche d’un garçon mort-né dont elle ne saura jamais faire le deuil. En 1942, elle est recrutée comme secrétaire générale du Comité d’organisation du livre. Elle y préside un comité des lecteurs chargé d’autoriser, ou non, l’attribution aux éditeurs agréés par Vichy d’un quota de papier, qui est très rationné (travail contrôlé par les Allemands). C’est là qu’elle fait la connaissance de Dominique Aury et de Dionys Mascolo, qui devient son amant. Au mois de décembre, elle apprend la mort de son frère Paul, en Indochine.
En 1943, l’appartement du couple devient un lieu de rencontres informelles entre intellectuels, tel Jorge Semprun, où l’on discute littérature et politique, le groupe de la rue Saint-Benoît était né. Marguerite se met à l’écriture et publie son premier roman Les Impudents. Elle le signe sous le nom de Duras, le village où se trouve la maison paternelle. Robert, Dionys et elle même, se mettant au service de la Résistance, se lient à François Mitterrand, alias Morland, qui dirige leRNPG, réseau qui fabrique des faux papiers pour les prisonniers de guerre évadés. Vis à vis de la Collaboration, Marguerite Duras s’emploie à un jeu entriste. Au COIACL, elle représente Bernard Faÿ, directeur toujours absent et acteur majeur de la Persécution des maçons. Elle entretient des relations professionnelles avec le principal assistant de Karl Epting, le professeur de philosophie « francophile » et lieutenant détaché de Gerhard Heller. Elle s’affiche chez l’écrivain pro-hitlérien Ramon Fernandez, où la femme de celui ci, Betty, anime un salon brillant.
Le 1er juin 1944, son groupe tombe dans un guet-apens. Robert est arrêté par la Gestapo. Secourue par Mitterrand, Marguerite Duras réussit à s’échapper. Au lendemain du débarquement des alliés, elle apprend que son mari a été emmené à Compiègne d’où partent les trains pour les camps de concentration. Elle devient la maîtresse de Charles Delval, un agent de la Gestapo qui a fait arrêter son mari et qu’elle aurait séduit pour sauver ce dernier. À la Libération, elle le fera arrêter et condamner à mort. En août, c’est la Libération de Paris. Début septembre, Betty Fernandez est tondue et internée avec Marie Laurencin à Drancy par les gendarmes français. Elle les fait libèrer le 17. Betty sera un personnage de son livre L’Amant, l’épuration des maîtresses de soldats allemands faisant le sujet central de Hiroshima mon amour.
C’est à cette époque que sont écrits les Cahiers de la Guerre qui serviront de contenu au livre La Douleur, publié en 1985. À l’automne, elle s’inscrit au Parti communiste français. Son nouveau roman, La Vie tranquille, est publié en décembre. Marguerite attend le retour de son époux. Alors que la Libération se prolonge, en avril 1945, aidé par Mitterrand, Dionys va le chercher au camp de Dachau. Antelme est moribond. Avec le secours d’un médecin, Marguerite Duras le soigne. Ces douze mois auprès d’un revenant, elle les transcrira dans son livre La Douleur. Robert Antelme les racontera dans L’Espèce humaine.
En 1945, elle fonde avec son mari les éphémères éditions de la Cité Universelle, qui publieront trois ouvrages : L’An zéro de l’Allemagne d’Edgar Morin (1946), les Œuvres de Saint-Just présenté par Dionys Mascolo (1946) et L’Espèce humaine de Robert Antelme (1947). Le couple divorce le 24 avril 1947. Marguerite vit avec Dionys. Un fils leur naît, nommé Jean, le 30 juin de la même année.
En 1950, la guerre d’Indochine contraint sa mère à revenir en France. Début mars, Marguerite Duras est dénoncée auprès du Comité central du PCF par un des camarades, qui serait Jorge Semprun, au prétexte d’une soirée au cours de laquelle, en compagnie d’autres écrivains, auraient été formulées de nombreuses critiques à l’égard de Louis Aragon. Il lui est reproché des « inconvenances envers certains membres du Parti et ironie trop appuyée ». Un soupçon généralisé s’installe et Marguerite Duras décide de ne plus reprendre sa carte de militante, déclarant que le Parti cherche à salir sa réputation en lui donnant une image sulfureuse. Dès lors, « les rumeurs se multiplient : esprit politique pervers, Duras serait aussi une traînée qui fréquente assidûment les boîtes de nuits (…) une traîtresse du Parti, décadente petite-bourgeoise. » Le 8 mars, elle reçoit une lettre qui lui signifie son exclusion pour tentative de sabotage du Parti en usant de l’insulte et de la calomnie, fréquentation des trotskistes et fréquentation des boîtes de nuit. Dans une ultime lettre adressée au Parti, elle écrit : « je reste profondément communiste, ai-je besoin de dire dans ces conditions que je ne m’associerai jamais à rien qui puisse nuire au Parti. » La même année, Marguerite Duras est révélée par un roman d’inspiration autobiographique, Un barrage contre le Pacifique, qui paraît en juin. Sélectionnée pour le Prix Goncourt, elle le manque de peu. En 1954, elle participe au comité des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie. C’est aussi dans les années 1950, que Marguerite Duras collabore au magazine Elle, sous le pseudonyme de Marie-Joséphine Legrand.
Elle se sépare de Dionys Mascolo en 1956. Elle rencontre Gérard Jarlot, journaliste à France-Dimanche, en 1957, année où meurt sa mère. Jarlot travaille avec elle pour diverses adaptations cinématographiques et théâtrales. Pour la première fois, un de ses romans est adapté au cinéma. Il s’agit de Barrage contre la Pacifique que réalise René Clément. En 1958, elle travaille pour des cinéastes en écrivant le scénario de Hiroshima mon amour avec Alain Resnais puis celui d’Une aussi longue absence pour Henri Colpi. La même année, elle participe à la revue Le 14 juillet, fondée par Dionys Mascolo, en opposition à la prise de pouvoir par de Gaulle.
En automne 1960, elle milite activement contre la guerre d’Algérie, notamment en étant signataire du Manifeste des 121. La même année, elle devient membre du jury du prix Médicis. En 1961, sa relation avec Gérard Jarlot prend fin. En 1963, elle achète un appartement dans l’ancien hôtel Les Roches noires à Trouville-sur-Mer. Premier succès au théâtre avec Des journées entières dans les arbres, joué par Madeleine Renaud en 1965. Ses talents multiples la font maintenant reconnaître dans trois domaines : littéraire, cinématographique et théâtral. Elle met en scène des personnages puisés dans la lecture des faits divers. Elle innove sur le déplacement des acteurs, sur la musicalité des mots et des silences. Fatiguée par l’alcool, elle fait une cure et s’arrête de boire. Pendant les évènements de mai 1968, elle se trouve en première ligne au côté des étudiants contestataires et participe activement au comités des écrivains-étudiants.
Marguerite Duras touche alors au cinéma parce qu’elle est insatisfaite des adaptations que l’on fait de ses romans. Elle tourne en 1966 son premier film La Musica, coréalisé avec Paul Seban. Elle poursuit avec Détruire, dit-elle, tourné en 1969. Ce titre évocateur définit son cinéma : celui du jeu des images, des voix et de la musique. « Ce n’est pas la peine d’aller à Calcutta, à Melbourne ou à Vancouver, tout est dans les Yvelines, à Neauphle. Tout est partout. Tout est à Trouville […] Dans Paris aussi j’ai envie de tourner, […] L’Asie à s’y méprendre, je sais où elle est à Paris… » (Les Yeux verts). Le 5 avril 1971, elle signe, avec notamment Simone de Beauvoir, Delphine Seyrig, Jeanne Moreau et Antoinette Fouque, le Manifeste des 343, réclamant l’abolition de la loi contre l’avortement.
Elle tourne ensuite Nathalie Granger, dans sa maison de Neauphle-le-Château, India Song, dans le Palais Rothschild à Boulogne sur la musique de Carlos d’Alessios. Comme dans son travail pour le théâtre, elle réalise des œuvres expérimentales. Par le décalage entre l’image et le texte écrit, elle veut montrer que le cinéma n’est pas forcément narratif : La Femme du Gange est composé de plans fixes, Son nom de Venise dans Calcutta désert est filmé dans les ruines désertes du palais Rothschild en reprenant sa bande son d’India Song, Les Mains négatives, où elle lit son texte sur des vues de Paris désert la nuit. La limite extrême est atteinte dans L’Homme atlantique, avec sa voix sur une image complètement noire pendant trente minutes sur quarante. Après un voyage en Israël, en 1978, elle réalise Césarée, où elle évoque la ville antique sur des images du jardin des Tuileries.
Marguerite Duras vit alors seule dans sa maison de Neauphle-le-Château. Depuis 1975, elle a renoué périodiquement avec l’alcool. Elle rencontre Jean-Pierre Ceton au festival de cinéma de Hyères 1979 qui lui parle d’un groupe d’amis de Caen (dont Yann), elle préfacera son premier roman Rauque la ville. En 1980, elle est transportée à l’hôpital de Saint-Germain-en-Laye et reste hospitalisée pendant cinq semaines. À son retour, elle écrit à Yann Lemée (dit Yann Andréa), un jeune admirateur rencontré cinq ans plus tôt à Caen (à l’issue d’une projection-débat d’India Song). Après six mois d’abstinence, elle sombre une nouvelle fois dans l’alcool. Serge July, rédacteur en chef de Libération, lui propose d’y tenir une chronique hebdomadaire tout l’été. Un soir, Yann Lemée lui téléphone. Ils se retrouvent à Trouville-sur-Mer. Elle l’héberge, en fait son compagnon et lui donne le nom de Yann Andréa.
En 1981, elle va au Canada pour une série de conférences de presse à Montréal et filme L’Homme atlantique en prenant son compagnon comme acteur. Parce que sa main tremble, Yann écrit sous sa dictée La Maladie de la mort. Elle accepte de faire une cure de désintoxication à l’Hôpital américain de Neuilly en octobre 1982. L’année suivante, Marguerite Duras dirige Bulle Ogier et Madeleine Renaud dans la pièce de théâtre, Savannah Bay, qu’elle a écrite pour cette dernière.
En 1984, L’Amant est publié et obtient le prix Goncourt. C’est un succès mondial. Il fait d’elle l’un des écrivains vivants les plus lus. En 1985, elle soulève l’hostilité et déclenche la polémique en prenant position dans une affaire judiciaire qui captive l’opinion publique : l’affaire Grégory. Dans une tribune du quotidien Libération du 17 juillet, elle se montre convaincue que la mère, la « sublime, forcément sublime Christine V. », est coupable du meurtre de son enfant, trouvé noyé dans la Vologne en octobre 1984. De nouveau prisonnière de l’alcool, elle tente en 1987, de donner une explication à son alcoolisme dans son livre, La Vie matérielle.
Après avoir vainement tenté l’expérience chez Gallimard et Minuit, Marguerite Duras devient éditrice aux éditions P.O.L. au sein desquelles elle dirige une collection littéraire nommée Outside. Paul Otchakovsky-Laurens, directeur de la maison, déclare : « L’idée est venue tout naturellement. Elle me disait qu’elle voulait aider de jeunes auteurs à se faire connaître. Elle voulait les publier et les protéger. Je lui ai donné carte blanche. » Après avoir aidé à la publication d’une dizaine d’œuvres dont celles de Catherine de Richaud, Nicole Couderc et Jean-Pierre Ceton, l’expérience cesse en raison de désaccords littéraires entre Duras et la maison P.O.L.
En mai 1987, Marguerite Duras est citée comme témoin au procès de Klaus Barbie mais refuse de comparaître. En juin de la même année, elle publie La Vie matérielle, suivi en septembre par Emily L. L’Amant devient un projet de film du producteur Claude Berri. À la demande de ce dernier, elle s’attelle à l’écriture du scénario, bientôt interrompu par une nouvelle hospitalisation, le 17 octobre 1988. Souffrant de crise d’emphysèmeet subissant une trachéotomie, elle est plongée dans un coma artificiel dont elle ne s’éveille que cinq mois plus tard. Pendant ce temps, le réalisateur Jean-Jacques Annaud est contacté. Il accepte de réaliser le film et se met à en faire l’adaptation. Marguerite Duras sort de l’hôpital en automne 1989 et reprend le projet en cours en rencontrant le cinéaste. La collaboration tourne court et le film se fait sans elle. Se sentant dépossédée de son histoire, elle s’empresse de la réécrire : L’Amant de la Chine du nord est publié en 1991, juste avant la sortie du film. Duras a désormais des difficultés physiques pour écrire. Cependant, d’autres livres paraissent ; ils sont dictés ou retranscrits. C’est le cas de Yann Andréa Steiner (1992) et d’Ecrire (1993). En 1995, paraît l’ultime opus C’est tout, un ensemble de propos recueillis par Yann Andréa, réédité en 1999 dans sa version définitive.
Le dimanche 3 mars 1996, à huit heures, Marguerite meurt au troisième étage du numéro 5 de la rue Saint-Benoît. Elle allait avoir quatre-vingt-deux ans. Les obsèques ont lieu le 7 mars, en l’église Saint-Germain-des-Prés. Elle est enterrée au cimetière Montparnasse. Sur sa tombe, son nom de plume, deux dates et ses initiales : M D.
Neauphle-le-Château sa maison
C’est à Neauphle-le-Château, village situé à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Paris, que se trouve la maison de Marguerite Duras, au 1 rue du Docteur Grellière, en face du château d’eau. Achetée en 1958 grâce à la vente des droits de l’adaptation cinématographique du Barrage contre le Pacifique, elle est constituée de trois bâtiments qui appartenaient précédemment à un notaire parisien. Par cet achat, elle se console dit-elle « de toutes ses peines d’enfant », enfin un lieu où planter ses racines, « c’était pour moi » insiste-t-elle. On ne peut penser qu’à Virginia Woolf rêvant pour chaque femme d’une chambre à soi, où pouvoir créer, écrire et vivre libre.
Pour elle et pour son fils, elle aménage avec passion cette grande maison de quatorze pièces, installe sa chambre au premier étage face au jardin et à l’étang, elle place même un petit lit devant une fenêtre du grenier pour admirer ce jardin qu’elle appelle « le parc ». Bien sûr il y eut des jours heureux, les soirées entre amis, la cuisne et le piano deux de ses passions, mais Marguerite Duras en revient toujours à la solitude, cette maison n’est pas un refuge, un nid encore moins : l’écrivain ne cherche pas un abri, il s’expose, se risque dans le noir, dans la solitude, dans la peur :
» Quand il y avait du monde, j’étais à la fois moins seule et plus abandonnée. Cette solitude, pour l’aborder, il faut en passer par la nuit. Dans la nuit, imaginer Duras dans son lit en train de dormir seule dans une maison de quatre cents mètres carrés. » « J’avais peur tous les soirs. »
» C’est dans une maison qu’on est seul. Et pas au-dehors d’elle, mais au-dedans d’elle. Dans le parc il y a des oiseaux, des chats. Mais aussi une fois, un écureuil, un furet. On n’est pas seul dans un parc. Mais dans la maison, on est si seul qu’on en est égaré quelquefois. C’est maintenant que je sais y être restée dix ans. Seule. Et pour écrire des livres qui m’ont fait savoir, à moi et aux autres, que j’étais l’écrivain que je suis. Comment est-ce que ça s’est passé ? Et comment peut-on le dire ? Ce que je peux dire c’est que la sorte de solitude de Neauphle a été faite par moi. Pour moi. Et que c’est seulement dans cette maison que je suis seule. Pour écrire. Pour écrire pas comme je l’avais fait jusque-là. Mais écrire des livres encore inconnus de moi et jamais encore décidés par moi et jamais décidés par personne. »
(Marguerite Duras : Ecrire)
La maison n’est pas ouverte à la visite.
Merci à Mango Lila pour les photographies extérieures de la maison.
Pour des raisons de droits, je ne peux mettre directement dans ce billet des photographies de l’intérieur de la maison, mais vous pouvez en voir sur le site de Corbis Images, des photographies prises par Jean Mascolo : ici. (En mai 2016 Corbis a intégré le groupe Gettyimages et pour le moment ce contenu n’est plus disponible.)
Là aussi pour des raisons de droits, je ne peux insérer les vidéos intégrales qui sont en vente sur le site de l’INA.
Vous pouvez visionner ici l’émission une maison, un écrivain de Michelle Porte.
Deux articles parus dans la Presse très intéressants :
L’impossible vérité sur Marguerite Duras ( article du journal Lire, signé Danielle Laurin, publié le 1er juin 1998)
Paris, quelques jours auparavant, dans la maison de campagne dont il a hérité de sa mère, maison mythique tout imprégnée d’elle encore, avec une salle de piano qui a vu naître la fameuse musique de son film-culte, India Song, des chambres à la douzaine et des coussins partout pour accueillir les amis. Là, dans cette vieille maison en pierre acquise à la fin des années 50 grâce aux droits de son livre Un barrage contre le Pacifique vendus pour le cinéma, Duras a tourné, parmi les innombrables bouquets de fleurs séchées, les innombrables lampes aux abat-jour recouverts de tissus anciens et les innombrables miroirs, plusieurs films: Nathalie Granger, avec Jeanne Moreau et Gérard Depardieu, en 1972, Le camion, également avec Gérard Depardieu, en 1977… Là, dans la maison de Neauphle-le-Château, on dit encore: la chambre de Marguerite, le rosier de Marguerite… On, c’est-à-dire le fils, les amis, les intimes. Dans l’entrée, suspendus à des crochets, de vieux vêtements de laine pour protéger tout le monde de la brise du soir sur la terrasse. Parmi ces vêtements, la veste à carreaux noirs et blancs de Marguerite, immortalisée par une célèbre photo d’elle prise sur le banc au fond de l’immense jardin – elle disait « le parc ». On me glissera cette veste sur les épaules le moment venu.
Mais je vais trop vite. Quand je suis arrivée à Neauphle en fin d’après-midi avec l’écrivain Michèle Manceaux, voisine et amie de Duras pendant trente ans, Jean Mascolo, dit Outa, tondait la pelouse et pestait contre la tondeuse toute neuve qui avait des ratés. Tee-shirt délabré et jeans troués, en sueur, il m’a toisée, cigarette au bec. Je n’ai pas insisté.
Jean Mascolo ne donne pas d’entrevues. A peine s’il a dit deux mots sur le plateau de France 2 lors d’une émission consacrée au premier anniversaire de la mort de sa mère le printemps dernier. La tonte de la pelouse laissée en plan, après avoir maugréé contre le marchand de tondeuses arnaqueur, contre le garagiste vendeur d’essence trafiquée, contre la terre entière… une fois avalés le pastis, le copieux repas arrosé et le clafoutis aux cerises de Marguerite, à trois heures du matin, sur le banc cassé de Marguerite, au fond du parc, il m’a lancé: « Je ne suis pas du tout durassien. »
Le lendemain, sur la terrasse, après le déjeuner à l’andouillette grillée avec les amis, la cousine Jeanne, son mari et les enfants, il m’a glissé: « Pour l’entrevue, on verra… » Puis, alors que je m’apprêtais à regagner Paris: « Chez moi, rue Jacob, demain. » C’est à ce moment qu’il a parlé des trois questions. J’ai « dormi là-dessus », c’est-à-dire très peu, et je me suis pointée à son appartement à l’heure de l’apéro. Bach jouait sur le phono.
Pas du tout durassien… « Vous voulez dire quoi exactement, Jean Mascolo, dit Outa ? » C’était ma première question. « Pour parler simplement, disons que je ne suis pas un spécialiste de Duras. » Il se lève, prend une brochure, intitulée Marguerite Duras, Dieu et l’écrit, posée sur une pile de livres… Des livres d’elle, des livres sur elle, il y en a partout dans l’appartement.
Depuis la mort de Duras, ça n’arrête pas: colloques, publications… Ici, une nouvelle biographie d’Alain Vircondelet, avec des photographies inédites de la collection Jean Mascolo, justement. Là, un ouvrage analytique de son oeuvre par le psychanalyste Michel David. Et puis, bien sûr, L’amie, de Michèle Manceaux, cette amie de Duras qui m’a conduite jusqu’à Neauphle. Tout près, dans des cartons fraîchement arrivés, des dizaines d’exemplaires de Duras, qui vient de paraître dans la collection Quarto, chez Gallimard: 1 764 pages, 50 années d’écriture de Duras: l’essentiel de son oeuvre y est rassemblé. Jean Mascolo me montre la brochure du récent colloque Marguerite Duras, Dieu et l’écrit. Il lit: « Constante emblématique de l’unité paradoxale dans l’imaginaire de Marguerite Duras. » Il me regarde par-dessus ses lunettes. « Ça, je n’ai jamais fait. Je ne fais pas. Il y a des durassiens pour le faire. Moi, je ne suis pas durassien. Je suis le fils de Marguerite Duras, son fils unique. On a vécu quarante-neuf ans ensemble. C’est affectif: maman… maman-Outa… quarante-neuf ans de vie commune. Mais durassien, non. Voilà. J’ai répondu à votre question? »
« Marguerite, c’est moi maintenant. » C’était la réponse de Jean Mascolo à ma deuxième question: « Qu’est-ce qui est le plus difficile depuis la mort de votre mère? » Il a parlé du manque d’abord, de la disparition. « La rue Saint-Benoît est toujours là: à cent mètres d’ici, il y a l’appartement de ma mère, avec toutes ses affaires, son crayon sur son bureau… J’ai un ami qui y loge et qui y fait des dîners. Parfois, en fin de soirée, je me dis que Marguerite va rentrer. »
L’ami en question,Jean-Marc Turine, ami de Marguerite également, collaborateur de plusieurs de ses films et lecteur privilégié de ses manuscrits, m’accueille au 5 de la rue Saint-Benoît.
Autour de la table, dans la salle à manger, des centaines de livres, des ouvrages sur elle, dans toutes les langues, et puis les traductions de ses livres, parus dans le monde entier. « Star mondiale », aimait-elle dire d’elle-même depuis la parution de L’amant, prix Goncourt 1984, qui allait faire d’elle l’écrivain vivant le plus lu de la planète, avec plus de deux millions et demi d’exemplaires vendus.
Dans les armoires du salon, des kilos et des kilos de papier: manuscrits, lettres et documents divers sont entassés dans des sacs de plastique. Les manuscrits de Duras dans des sacs de Monoprix! A la demande d’Outa, Jean-Marc Turine classe tout. Avant de s’attaquer à la paperasse, il a passé en revue la parole publique de Duras: tout ce qu’elle a dit à la radio, sur ses livres, sur elle, sur la vie, sur la politique. C’est devenu Marguerite Duras: le ravissement de la parole, un album CD-livre récemment couronné par la prestigieuse académie Charles Cros. On y entend pendant cinq heures l’auteur du Ravissement de Lol V. Stein à différents moments de sa vie, mais aussi des adaptations de ses textes, des témoignages, le tout ponctué de musique inédite.
« J’étais ici, j’écoutais les bandes… cent vingt heures d’écoute. Je n’ai rien jeté. Tout est là dans une chambre. »
Jean-Marc Turine s’apprête à vider avec Outa cet appartement habité par Duras pendant plus de cinquante ans, l’appartement où elle est morte le 3 mars 1996, à l’âge de 81 ans, après quinze ans de vie commune avec Yann Andréa, son dernier compagnon, son cadet de trente-neuf ans, dont on est sans nouvelles depuis l’enterrement.
Nous nous sommes installés au salon. « Vous êtes assise dans son fauteuil… Vous voyez, là, les coquillages sur le calorifère, et les pierres partout… Marguerite aimait s’entourer de petites choses… Rien n’a bougé ici. L’appartement n’a pas été repeint depuis 1943. »
En 1943, l’année de la publication de son premier roman, Les impudents, Marguerite Duras emménageait dans cet appartement avec son mari, Robert Antelme. « Là, voyez, au plafond, des traces de champagne sans doute… Marguerite donnait des fêtes formidables. Boris Vian venait ici, Jacques Tati, qui les faisait beaucoup rire, mais aussi Queneau, Bataille, Leiris, Blanchot, Edgar Morin forcément, Claude Roy, Jacques-Francis Rolland, Vittorini… »
Rencontres amicales, rencontres littéraires, rencontres politiques aussi. Jean-Marc Turine a réalisé avec Jean Mascolo L’esprit d’insoumission: autour du groupe de la rue Saint-Benoît, un film de plusieurs heures et une série radiophonique sur le sujet.
« Toutes les rencontres sur la guerre d’Algérie se sont déroulées ici. C’est ici que Robert Antelme est revenu en 1945 après avoir été prisonnier à Dachau. Et c’est ici que Mitterrand a débarqué pendant la guerre en rentrant de Londres, lorsqu’il a engagé Duras, Antelme et Mascolo dans la Résistance. »
Mascolo: Dionys. Le père de Jean, le compagnon de Duras pendant une quinzaine d’années et néanmoins indéfectible ami de son mari, Robert Antelme, mort en 1990. Jean-Marc Turine m’a conduite jusqu’à Dionys Mascolo, attablé avec son fils dans un bistrot, le même bistrot depuis toujours, à deux pas de chez lui, deux pas de chez Duras aussi, deux pas de chez Outa, forcément. L’homme m’a offert un verre de blanc, a tiré une bouffée de ma cigarette « canadienne » et m’a parlé avec nostalgie du rosier de Marguerite: « C’est moi qui l’ai planté… »
Dionys Mascolo, philosophe, auteur entre autres de Pour un communisme de pensée, a 82 ans. « J’ai connu Marguerite pendant la guerre, en 1942. Je travaillais chez Gallimard, elle était secrétaire de la commission qui attribuait du papier aux éditeurs. Nous avons tout de suite sympathisé dans l’admiration ou le mépris pour certains livres. C’est-à-dire que nous étions dans une entente esthétique. Entre nous, il y a eu une entente sur tout… y compris, je dirais, dans la Résistance. C’était assez rare, les femmes, dans la Résistance. Elle, elle était militante. C’est ça qui a fait entre nous une entente plénière. Marguerite n’était pas une »call-girl »; elle était séduisante par son intelligence. Nous nous sommes beaucoup aimés. »
Silence. « Et elle voulait avoir un enfant. » Il désigne Outa, qui écoute. « Celui-ci n’est pas un enfant du hasard, c’était volontaire. Elle m’a dit: »Je veux avoir un enfant… » Et moi? J’ai accepté. »
Dans Ecrire, paru en 1993, Duras écrivait: « Dans la vie il arrive un moment, et je pense que c’est fatal, auquel on ne peut pas échapper, où tout est mis en doute: le mariage, les amis, surtout les amis du couple. Pas l’enfant. L’enfant n’est jamais mis en doute. » Dionys Mascolo précise: « C’est elle qui m’a laissé. Elle est tombée amoureuse d’un type. Nous n’étions pas mariés, hein! »
Duras avait cette phrase: « Qu’est-ce que la fidélité si ce n’est la fidélité à l’amour… » Mascolo précise encore: « Quand Marguerite et Robert vivaient ensemble, elle avait des amants, il avait des maîtresses. C’est-à-dire que je n’ai pas trompé Robert Antelme. »
Lorsque Duras sera exclue du parti communiste dans les années 50, on pourra lire, entre autres remarques, dans le rapport du PC: « Vit avec deux hommes. » Mascolo-Antelme: une amitié qui a duré toute la vie. « Robert était un frère pour moi, je l’aimais plus que mes frères… C’est moi qui suis allé le chercher avec Georges Beauchamp dans le camp de concentration de Dachau en 1945, grâce à des papiers fournis par Mitterrand. » Dans La douleur, parue en 1985, une reconstitution plus ou moins fidèle de son journal de guerre retrouvé dans des armoires à Neauphle, Duras raconte l’angoissante attente puis le retour à la vie de cet homme qu’elle ne reconnaissait plus. Dionys Mascolo confirme: « Robert pesait 35 kilos. Il en avait perdu 50. Il était mourant. Vous avez lu son livre? » Dans L’espèce humaine, publiée en 1947 et récemment rééditée chez Gallimard, Robert Antelme raconte, sans apitoiement aucun, son expérience quotidienne des camps, en mettant en lumière ce que la déportation a révélé en lui: « ce sentiment ultime d’appartenance à l’espèce humaine ».
Juste avant ma rencontre avec Dionys Mascolo au bistrot, alors que j’étais avec Jean-Marc Turine au 5 de la rue Saint-Benoît, Monique Antelme, la veuve de Robert, est entrée en trombe dans l’appartement: « Je viens chercher le manuscrit de L’espèce humaine. Il doit être ici, il n’est nulle part. Et les lettres de Robert à Marguerite aussi. Il m’a fait promettre avant de mourir que ces lettres ne seraient pas publiées. Je cherche aussi les poèmes inédits de Robert. » Elle a montré un espace vide dans le salon, à côté du foyer. « Il y avait une commode, là. Les poèmes de Robert étaient dedans. Il me les avait montrés. Il y avait cette phrase, au début d’un poème: »Tu me tues, tu me fais du bien. » »
« Tu me tues, tu me fais du bien »: phrase leitmotiv d’Hiroshima, mon amour, scénario écrit par Duras à la demande d’Alain Resnais, qui allait en faire un film en 1959. C’est par ce film, qui connaîtra un immense succès, que Jean-Marc Turine allait pénétrer, à 18 ans, dans l’univers durassien, avant de se jeter à corps perdu, comme tant de jeunes, dans les livres de Duras, et de s’offrir ensuite pour travailler avec elle au cinéma. Devant Turine stupéfait, Monique Antelme insistait: « Marguerite a volé cette phrase à Robert. Elle était terrible, Marguerite! Elle était terrible… et elle était géniale. »
Une fois la dame repartie les mains vides, Jean-Marc Turine a renchéri: « Marguerite était géniale par l’intelligence, par le talent, par la simplicité et, en même temps, oui, elle était terrible. Terrible parce qu’elle pouvait être dure, injuste, méchante. »
Duras s’est brouillée avec beaucoup de gens dans sa vie: femmes, hommes, éditeurs, réalisateurs… et amis. Y compris Turine: « Tout le monde s’est bagarré avec Marguerite. Je ne connais personne que Marguerite n’ait pas rejeté. » Avant de m’emmener à Neauphle, Michèle Manceaux m’avait dit la même chose. « Il y a toujours eu un moment où elle a pensé qu’elle était exploitée, et »exploitée », c’était le mot qui lui rappelait le destin de sa mère, en Indochine, exploitée par les notables qui lui avaient vendu une terre inondée, incultivable. »
« L’histoire de ma vie n’existe pas », écrit Marguerite Duras dans L’amant. Tous ceux qui ont tenté de s’emparer de sa légende de son vivant l’ont fait à leurs dépens: Jean-Jacques Annaud a vu son film, à gros budget, tourné à partir de L’amant renié par la principale intéressée; quant à Frédérique Lebelley, auteur d’une biographie romancée, Duras ou Le poids d’une plume (Grasset), elle s’est fait poursuivre en justice par l’écrivain. J’ose à peine imaginer la réaction de Marguerite Duras au livre qui vient de paraître en italien et qui n’est pas encore traduit, Il Cinese e Marguerite (« Le Chinois et Marguerite »). L’auteur, Angelo Morino, avance que, contrairement à ce qu’elle écrit dans L’amant, Marguerite Duras n’aurait jamais eu d’amant chinois lorsqu’elle vivait encore dans son Indochine natale: ce serait plutôt sa mère, la mère folle d’Un barrage contre le Pacifique, qui aurait vécu cette passion extraordinaire: Marguerite serait née de cet adultère-là!
« Qu’est-ce que votre mère vous a légué de plus important? » C’était ma troisième question à Jean Mascolo. « Je dirais qu’on a en commun dans notre caractère une insoumission fondamentale… Marguerite était sauvage, on n’a jamais pu la changer. La preuve: elle a commencé à écrire en 1943, elle a eu le Goncourt quarante ans plus tard, mais pendant ces quarante années elle a toujours écrit et fait exactement ce qu’elle voulait, en dehors des modes… Elle m’a appris l’amour de la liberté, et peut-être de ne jamais, jamais désespérer, d’être dans le »gai désespoir ». »
Dans Duras filme, que son fils a tourné avec un ami, Jérôme Beaujour, en 1981, Marguerite Duras disait, alors qu’elle était elle-même en train de tourner Agatha: « Je montre ce qui n’est pas montrable, c’est ça qui m’intéresse. » Et elle ajoutait: « Ce n’est pas parce que Dieu n’existe pas qu’il faut se tuer. Je pense que c’est parce que Dieu n’existe pas qu’il faut s’en foutre et être joyeux. Rien ne remplacera Dieu. C’est une notion absolue, irremplaçable, et magnifique, et essentielle, une notion géniale, complètement géniale. Mais bon, du moment qu’il n’existe pas, il n’existe pas. Donc, soyons dans le gai désespoir. Le gai désespoir qu’il n’existe pas et qu’en quelque sorte on s’en réjouisse! »
« Il se trouve que j’ai du génie, j’y suis habituée maintenant », disait-elle à la fin de sa vie. Au fait, le génie de Duras, c’est quoi? Personne n’a pu répondre à cette question-là.
Jean Mascolo, fils de Marguerite Duras. Dans la maison de Neauphle, Outa maintient l’esprit des choses (article du journal Libération signé Mathilde La Bardonnie, paru le 18 août 1998)
Ce samedi là, c’est un des amis présents dans la maison de Neauphle qui ouvre la petite porte grise de la légendaire cuisine. Jean Mascolo est devant son évier, occupé à dessaler des filets d’anchois. Absorbé. Le fils de Marguerite Duras lève les yeux, des yeux très foncés, précisant qu’il vit en marge des horaires normaux. A quatre heures de l’après-midi, le deuxième de ses inusables copains a mis le couvert, dehors, sur une table ronde hors d’âge.
Jean Mascolo met à rafraîchir quelques carafes de rosé du Quercy. A coups de courtes phrases, précises, modulées, il explique pourquoi on l’appelle Outa depuis cinquante et un ans. Jean (également prénommé Paul, Etienne, Dionysos) avait deux mois lorsque ses parents Dionys Mascolo et Marguerite Duras séjournèrent, en août, à Château-Chinon chez François Mitterrand. Or, au mois d’août, sévissent les aoûtats, acariens appelés aussi «vendangeons». Ces perfides firent du nourrisson leur proie. Il hurlait. D’aoûtat à Outa » le diminutif lui resta. Quand elle serrait son petit garçon dans ses bras, Marguerite déclinait les deux syllabes en un japonisant «Outa-yo-ti-mitou». Jean, ça sonne sérieux. Outa, c’est autre chose » Plus tard, il grimperait trop haut dans les arbres, et nagerait trop loin dans la mer. «J’avais peur tout le temps», a dit Duras, dans les moments radieux où elle évoquait «ce seul amour inconditionnel» , le maternel, « » à l’abri de toutes les intempéries, il n’y a rien à faire, c’est une calamité, la seule du monde, merveilleuse». Avant Outa, elle avait perdu un enfant de son mari Robert Antelme, en 1942, à la naissance. «J’ai adoré ma mère, elle m’a adoré, pendant quarante-neuf ans. Même si souvent nous avons formé un couple infernal. Mon père a été mon meilleur ami. Elle m’a appris la liberté. A sauvegarder une sauvagerie et, surtout, à faire la cuisine. Lui hormis l’amour de la lecture m’a inculqué le goût du jardinage et celui de la méditation qui va avec!», résume Jean Mascolo, mi-détaché mi-railleur, genre potache en jean élimé et godasses trouées, prêt à s’esbigner en chat qui s’en va tout seul, vers son potager minuscule, au fond du jardin aux grands arbres que M.D. appelait «le parc». Tout comme elle disait «l’étang» pour la mare jouxtant le salon de musique. Il fonctionne sur un mode communautaire, chez lui, les amis sont chez eux. Jean Mascolo longtemps a été un peu exaspéré d’être appelé Outa Duras. Jusqu’au succès «mondial» de l’Amant en 1984, sa mère, prétend-il, n’était connue que de quelques cénacles. Orphelin d’elle le 3 mars 1996, puis de père «dix-sept mois et dix-sept jours plus tard», un 20 août, héritier soudain d’une fortune, il a décidé de ne pas modifier sa façon de vivre. La jet set n’est «pas son truc». Il ne cesse de revenir à Neauphle, où rien n’a bougé » Après une inondation en 1983, Marguerite et Yann Andrea, son dernier amour, avaient préféré Trouville. Le jour de ses 50 ans, Outa a rendu les clés de l’appartement historique de la rue Saint-Benoît à Paris. Tournant ainsi la page de plus d’un demi-siècle de l’existence de Duras. Et de celle d’un groupe d’intellectuels dont il avait filmé et écouté les survivants en 1992 pour une vidéo, l’Esprit d’insoumission: «De la télé à compte d’auteur, un rien subversive. J’ai pour moi d’avoir sauté sur les genoux de tous ces grands-là, qui formèrent intuitivement un groupe de pensée, d’action.» Mascolo se voit en gérant de l’oeuvre maternelle.«Maintenant Marguerite Duras, c’est moi! Une vraie PME», s’amuse-t-il. Jusqu’à sa mort, il s’était délibérément cantonné dans la dégaine d’un adolescent tardif, vivant de sa «subvention», un Smic que lui versait chichement Duras. En deux ans, il a fait l’apprentissage en accéléré du métier d’«ayant droit». Il a fondé une société, commençant par racheter nombre des films de Marguerite, afin qu’ils ne soient plus «écoulés comme des tapis aux enchères». Ayant travaillé sur quatorze des tournages de Marguerite D., Outa Mascolo n’exclut pas de réaliser un vieux projet sur «l’utopie hippie». Sa maman ne lui offrit elle pas jadis un camping-car Wolkswagen pour partir en Inde? Au printemps 1968, Outa villégiaturait en Afghanistan.
Entre joyeux bernard-l’hermite et thuriféraire sentimental, Mascolo maintient les choses et l’esprit des choses, intouchées parce que intouchables, dans la maison inspirée de Neauphle. Plein d’autodérision, il s’envisage comme un «gardien du musée, un musée vivant». Si la veste en laine à carreaux noirs et blancs de Marguerite est toujours suspendue à un clou, c’est qu’elle continue de servir. Outa se souvient d’avoir eu avec le fils Semprun l’idée d’une série télé intitulée Salut les oedipes: ayant grandi encerclés par des «enfants de »». Ils auraient dévisagé les rejetons de Jeanne Moreau, Taittinger, Louis René Des Forêts et autres anciens camarades de jeux, que leurs parents, l’été venu, parquaient ensemble sous la garde de nounous. Tandis qu’eux, tous de gauche, partaient vers l’Espagne ou l’Italie. «Plus tard, ils m’ont emmené, on ramassait avec les Vittorini des fragments de poterie étrusques à Populonia.» Soudain, Jean Mascolo met un disque vinyle de musique grecque, offert par Melina Mercouri. Il vit avec la musique. Il fut un surdoué du piano: «Marguerite en était aux anges.» Jusqu’à ce qu’un professeur de la Schola Cantorum cherche à lui imposer trop de doigtés orthodoxes » Ses parents se séparèrent en 1957. Il dit: «J’étais toujours très cool avec les amants de ma mère, et avec les maîtresses de mon père.» Puis raconte comment il fut envoyé en pension au Collège cévenol. Fini le piano, et la précocité scolaire. L’enfant unique, choyé, de la rue Saint-Benoît, entouré «de purs et durs d’une merveilleuse humanité» nommés Queneau, Tati, Bataille, Leiris, Blanchot, Morin, Vian ou Merleau-Ponty », se retrouva à endurer des bizutages à cause de sa petite taille. Marguerite lui envoyait du lait concentré. Juste avant le bac, le jeune homme quittera la scolarité pour suivre le tournage de Paris brûle-t-il, de René Clément. Annonçant que la réussite ne l’intéresse pas, il convainc Mascolo père et maman Duras.
De son penchant pour la griserie, il dit: «L’alcoolisme c’est l’absence de Dieu», la fameuse phrase de sa mère. Les dix dernières années, il a retrouvé chaque jour pour boire un verre son père, pilier irremplaçable des éditions Gallimard et d’un bistrot du VIe arrondissement. Un homme au «gai désespoir». Les deux se donnaient des nouvelles de Marguerite. Parfois montaient la voir. Mascolo fils dit: «Je ne sais peut-être pas ce que je veux, mais grâce à Dionys, je sais ce que je ne veux pas.»
Ce dont il ne veut pas, c’est ce qui arrive en ce moment. Duras fils découvre ce que veut dire «avoir affaire à la presse», à l’occasion de la parution annoncée d’une biographie de l’écrivain, par Laure Adler » Parution reportée, Jean Mascolo ayant exigé la suppression de quelques passages où Marguerite née Donnadieu n’était pas épargnée. «50 lignes sur 620 pages, je n’ai pas voulu m’instaurer en censeur. Ma mère dans ses écrits a tout dit elle-même sur sa vie.».
Jean Mascolo en 8 dates :
30 juin 1947. Naissance de Jean Mascolo à Paris.
1966. Participe à la réalisation de«la Musica», premier film signé Duras ( et Seban).
1968. Un printemps en Afgha-nistan, un an après, le Maroc.
1970.En route pour la Californie; une saison plus tard, il vivra à New York.
1981. Première vidéo coréalisée et autoproduite avec Jérôme Beaujour, «Duras filme».
1992. Cosigne avec Jean-Marc Turine «l’Esprit d’insoumission».
3 mars 1996. Mort de Marguerite Duras.
20 août 1997.Mort de Dionys Mascolo.
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Au printemps 1972 Marguerite se passionne pour un nouveau projet de cinéma, tourné dans le décor de sa demeure de Neauphle le Château, Nathalie Granger. La distribution est alléchante. En tête d’affiche on lit les noms de Jeanne Moreau, Lucia Bose et du jeune Gérard Depardieu qui commence à faire parler de lui.
Emission Apostrophe consacrée à Marguerite Duras à l’occasion de la sortie de son roman L’Amant.
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