Alfred Jarry – Corbeil
Biographie d’Alfred Jarry.
« L’oubli est la condition indispensable de la mémoire ».
Alfred Jarry naît à Laval le 8 septembre 1873. Il est issu d’une famille de la bourgeoisie locale ; son père est négociant en tissu et sa mère la fille d’un juge de paix. Les Jarry possèdent d’ailleurs quelques biens, des maisons louées dans la ville, qui leur assurent de confortables revenus. L’enfant, baptisé sur le tard, le 8 juin 1874, entre au mois de mai 1878 au petit lycée de Laval. Il y est scolarisé jusqu’au mois de juillet 1879, année où Anselme Jarry connaît d’importants revers de fortune. Sa mère, Caroline Quernest, choisit de s’éloigner de son mari et rejoint sa Bretagne natale. Elle s’installe auprès du grand-père d’Alfred, à Saint-Brieuc. L’enfant poursuit alors ses études au lycée de la ville.
C’est en 1885 qu’Alfred Jarry rédige ses premiers textes, des comédies en vers et en prose, réunis avec soin par l’écrivain dans un dossier intitulé « Ontogénie ». S’il se prend de passion pour ces activités littéraires, Alfred Jarry ne néglige pourtant pas ses cours. Il est d’ailleurs un élève brillant, qui obtient de nombreux prix dans les années qui suivent, notamment en composition française et en langues latine et grecque. L’entrée au lycée de Rennes où sa mère s’est installée à partir du mois d’octobre 1888 ne nuit en rien à ces excellents résultats.
Maintenant en Première, Alfred Jarry se lie d’amitié avec un élève de sa classe, Henri Morin, dont la grande occupation est de brocarder Monsieur Hébert, professeur de sciences physiques, à qui il décerne des surnoms imagés : Père Heb, Ebon… A cette époque, ce dernier a déjà rédigé une pièce intitulée « Les Polonais », dont le Père Hébert est le héros. Celle-ci est bientôt jouée, au mois de décembre 1888, chez les Morin. Jarry signe à cette occasion les décors qui situent les ébats des personnages. L’année suivante, il accède au mois d’octobre à la classe de philosophie puis obtient en 1890 le Baccalauréat. Alors que « Les Polonais » sont de nouveau joués, cette fois-ci rue Belair, chez les Jarry, Alfred entre en rhétorique supérieure au Lycée de Rennes.
Au mois de juin 1891, la famille Jarry s’installe à Paris, au n°11 de la rue Cujas. Après avoir échoué au concours d’entrée à l’École normale supérieure, l’adolescent poursuit sa classe de rhétorique supérieure au Lycée Henri IV. Il a alors pour professeur de philosophie Henri Bergson. Un nouvel échec au mois de juin 1892 lui impose une nouvelle année préparatoire. La même année, Alfred Jarry choisit de loger au n°84 du boulevard de Port-Royal. En 1893 paraissent ses premiers textes dans la presse parisienne, dans les colonnes de L’Écho de Paris littéraire et illustré notamment. Il collabore aussi à L’Art littéraire. A cette époque et en compagnie de son ami Léon-Paul Fargue, le jeune homme fréquente assidûment les galeries d’art et les théâtres. Déclaré éliminé par le jury de la licence es lettres le 13 mars 1894, il se décide alors à mettre un terme à ses études.
Alfred Jarry est maintenant un familier des milieux littéraires et artistiques. Actionnaire des éditions du Mercure de France, on le rencontre chez le poète Stéphane Mallarmé, lors des « mardis » de la rue de Rome. Au mois de juin 1894, il rend visite à Pont-Aven au peintre Paul Gauguin. De retour à Paris pendant l’été, Alfred Jarry loue un appartement au n°162 du boulevard Saint-Germain. Avec l’aide de Rémy de Gourmont, il fonde au mois d’octobre 1894 une revue d’estampes, L’Imagier. Quelques mois plus tard cependant, le 13 novembre, Alfred Jarry est incorporé au 101ème régiment d’infanterie à Laval. Ce service militaire, qui doit en théorie durer trois années, lui laisse néanmoins beaucoup de temps libre. Aussi se consacre t-il dans les mois qui suivent à la liquidation des biens familiaux, après la mort de son père survenue le 18 août 1895. Ces opérations financières laissent à Alfred Jarry et à sa sœur Charlotte de confortables revenus. Hospitalisé à l’hôpital du Val-de-Grâce au mois de décembre 1895, le conscrit en sort quelques temps plus tard réformé pour une lithiase biliaire chronique.
Le 11 juin 1896 est enfin publié « Ubu roi » aux éditions du Mercure de France. L’œuvre est saluée par Émile Verhaeren dans l’Art moderne. Quelques temps auparavant, Alfred Jarry avait été nommé secrétaire du Théâtre de l’Oeuvre. C’est à l’intérieur de ses murs qu’il prépare la mise en scène de sa pièce. La première a lieu le 10 décembre 1896. « Ubu roi » fait scandale et la presse se déchaîne contre son auteur, qui ne s’attendait d’ailleurs pas à ce que la représentation aille à son terme. Celui-ci règle bientôt ses comptes avec la critique. Le 1er janvier 1897, est ainsi publié le texte d’une conférence intitulée « Questions de théâtre ». Cependant, Alfred Jarry, qui a dilapidé en quelques mois l’héritage paternel, connaît maintenant la gêne financière. Il quitte son logement du boulevard Saint-Germain et est hébergé avenue du Maine par le Douanier Rousseau. Le peintre lui offre l’hospitalité pendant quelques temps, avant qu’il ne s’installe dans une mansarde au n°7 de la rue Cassette.
Le 20 janvier 1898, « Ubu roi » est de nouveau créé au Théâtre des Pantins, avec des marionnettes de Pierre Bonnard, Jarry se réservant celle qui représente le Père Ubu. Au mois de décembre suivant, un « Almanach du Père Ubu illustré » est également publié. Avec ses amis, en compagnie de Pierre Quillart notamment, l’écrivain loue la même année une villa à Corbeil, au n°19 du quai de l’Apport. Ce Phalanstère, suivant le mot de Jarry, est cependant dissout au mois de janvier 1899, la propriétaire inquiète pour le devenir de son bien exerçant son droit de contrainte. Le petit groupe s’installe alors dans une autre demeure, située à La Frette. C’est là que l’écrivain achève « Ubu enchaîné », au mois de septembre de la même année. A cette époque, Alfred Jarry se consacre également à l’élaboration de quelques traductions, à la rédaction de livrets d’opéras bouffes.
Il fait aussi paraître « Messaline » au mois de janvier 1901. Grâce à une collaboration régulière avec La Revue blanche, pour laquelle il livre une abondante critique livresque et théâtrale, Jarry dispose maintenant de davantage de ressources financières. Au mois de mai 1901, l’écrivain prononce une conférence intitulé « Le Temps dans l’art » au Salon des Indépendants. Au Cabaret des 4-z’Arts, boulevard de Clichy, est représentée la suite des aventures du Père Ubu, intitulée « Ubu sur la butte », à la fin de la même année. Alfred Jarry fait publier au mois de mai 1902 « Le Surmâle ». L’année suivante, il participe avec assiduité à la rédaction du Canard sauvage, dirigé par Franc-Nohain. A cette époque, l’écrivain fréquente toujours la bohème artistique de la capitale. Ces derniers temps, il s’est ainsi lié au poète Guillaume Apollinaire, à Pierre Mac Orlan et au peintre Pablo Picasso. Jarry multiplie aussi les séjours chez ses amis les Demolder, demeurant aux Bas-Vignon, dans la commune du Plessis-Chenet, au bord de la Seine. En 1905, il achète non loin de chez eux quelques parcelles de terrain où sera bientôt installé le Tripode, une baraque de bois destinée à le loger.
Alfred Jarry cependant souffre de plus en plus de problèmes de santé. Atteint de la tuberculose, il rejoint sa sœur à Laval au printemps 1906 et reçoit alors des soins suivant l’avis insistant de cette dernière. De retour à Paris, ses amis, Charles Valette et Octave Mirbeau notamment, se mobilisent pour lui apporter leur aide financière. Jarry est en effet dans le dénuement le plus complet. Son propriétaire de la rue Cassette menace d’ailleurs de lui donner congé. L’écrivain lance alors chez l’éditeur Sansot une collection de « Théâtre mirlitonesque », qui doit réunir les différentes pièces où apparaît sa plus célèbre création, le « Père Ubu ». Poursuivit par les créanciers, il travaille également l’année suivante à une nouvelle œuvre, « Le Moutardier du pape ». Sans nouvelle de son ami depuis quelques jours, Valette se rend le 29 octobre 1907 au domicile parisien d’Alfred Jarry. Affaibli, celui-ci est incapable de lui ouvrir la porte. Un serrurier appelé sur les lieux intervient alors. L’écrivain est aussitôt transporté à l’hôpital de la Charité où il décède le 1er novembre 1907 d’une méningite tuberculeuse.
Ses maisons à Corbeil.
Le jeune Alfred Jarry qui débarque à Corbeil au printemps 1898 n’est pas un débutant du monde des lettres. Il a déjà donné des preuves de son talent original et il a sa place parmi les écrivains de son époque, celle du symbolisme.
Jarry, et cinq de ses amis dont les deux Vallette, louent pour l’année une maison à Corbeil, pour écrire et se reposer, au bord de la Seine, au numéro 19 du quai de l’Apport.
Ce secteur du val de Seine était alors prisé par un certain nombre de gens de lettres qui y avaient une résidence. On y notait deux pôles: la forêt de Sénart où on trouvait Alphonse Daudet à Champrosay, Nadar à l’ermitage de Sénart, Demolder-Rops, illustrateur de Baudelaire, à Essonnes; et la forêt de Fontainebleau, avec les Goncourt à Barbizon, Mallarmé à Valvins, Mirbeau à Veneux-Nadon, Pierre Louÿs et quelques autres à Montigny-Marlotte. Tous étaient liés et se recevaient entre eux. La région était devenue une colonie littéraire.
La maison du quai de l’Apport, élue par les amis, existe encore, inchangée, à Corbeil. Attenante à une autre, en tout sa semblable, un peu en retrait de la rue dans son jardin et derrière sa grille, elle comprend un rez-de-chaussée, un étage et un comble. Seul a disparu le hangar à bateaux à droite, à la suite du percement d’un nouvel accès aux Grands Moulins de Corbeil qui sont sur l’arrière.
Si Jarry profite de cette maison des bords de Seine pour travailler à ses « Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien » et à son « Almanach du Père Ubu », ce cadre bucolique va lui permettre de donner cours à sa fantaisie et ce, quelle que soit l’activité pratiquée.
Jarry est un cycliste passionné et c’est sur sa machine, achetée mais non payée, qu’il se fait photographier devant le « Phalanstère » , nom donné à la petite commune corbeilloise. Les « cycleries » sont fréquentes, en groupe ou en solitaire, quand il doit se rendre chez son éditeur parisien, Jarry n’emprunte que son vélo. Mais il possède aussi « un as », longue périssoire à un seul rameur, aussi nommé « noie chretien » qu’il met à l’eau à tout propos. Promenades, mais aussi pêches sur la Seine, il traque ainsi le « gros pohasson », de préférence en aval de Corbeil, au lieu-dit « les Iles », grâce aux asticots qu’il commande à un fournisseur local, qui livre parfois par erreur, la marchandise chez son homonyme, le pharmacien Jarry dont le nom se lit encore sur une maison au fond de la place de la mairie.
Las des extravagances répétées de Jarry qui tire au revolver sur les oiseaux du jardin, effarouchant ses voisins au passage, le propriétaire met fin au séjour de la bande d’amis.
Il en fallait plus pour décourager notre homme, deux ans plus tard il est de retour à Corbeil. Il loue aux Dunou, qui tiennent un petit cabaret pour mariniers près du barrage du Coudray, un appentis adossé à une vieille remise. Rebaptisé très vite sa « chaumière » ou son « studio du barrage », l’appentis est régulièrement envahi par l’eau de la Seine l’hiver. Qu’importe, Jarry s’en sort en montant sur la table, mais les éclats de verre et les têtes de poissons jonchent le sol, et les rats menacent les pneus de sa bicyclette, le sol n’était balayé que par « celui qui souffle », le vent.
Il décide alors d’acheter, par devant notaire, un petit terrain pour y construire sa propre maison de vacances et commande au menuisier Dubois, une cabane de 3,50 m de côté montée sur quatre pieds, appelée le « Tripode ». Sur un devis de mille deux cent vingt francs, il devait encore mille deux cent onze francs au menuisier le jour de son décès.
Alfred Jarry n’y est venu que de rares fois, sa mauvaise santé l’obligeant à se réfugier à Laval chez sa soeur et la cabane ayant été terminée dix huit mois avant sa mort.
Bien qu’éloigné de son cher Tripode, il y pensait constamment. Les fidèles Vallette surveillaient son petit bien. Après un dernier passage au Tripode en septembre-octobre 1906, il n’y revint plus et mourut à Paris à l’hôpital de la Charité le jour de la Toussaint 1907.
Ainsi s’en alla le pauvre petit père Ubu, Corbeillois d’adoption, étrange phalanstérien et propriétaire peu commun sur ces bords de Seine qu’il a tant aimés.
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