Françoise Sagan – Le manoir du Breuil à Equemauville
Biographie de Françoise Sagan
« J’ai trop le désir qu’on respecte ma liberté pour ne pas respecter celle des autres »
Françoise Quoirez naît le 21 juin 1935 à Cajarc dans le Lot. Village où « si on n’y est pas né, on s’y ennuie ». Son père, Pierre Quoirez, fils d’industriels du Nord de la France, ingénieur en électricité, était une sorte de hussard assez insupportable que Françoise trouvait très drôle et sa mère, Marie Laubard, fille de médecin, possédait un esprit conservateur et était frivole et toujours gaie, elle a laissé à sa gouvernante, Julia Lafon, les tâches domestiques et l’éducation de ses trois enfants. Ses parents ont eu précédemment deux autres enfants, une fille Suzanne, née en 1924 et un fils Jacques, né en 1927. Etant la petite dernière, sa naissance, survenant après la perte d’un bébé, avait paru miraculeuse aux yeux de ses parents, ils la gâtèrent, lui passèrent tous ses caprices, lui accordèrent une totale impunité. Elle reconnut : « Mes parents m’ont protégée ».
Sa vocation se manifesta très tôt. À deux ans, elle s’emparait d’un livre pour essayer de le lire, mais ne le tenait pas dans le bon sens. Bien vite, elle ne vécut qu’un crayon à la main, gribouillant, a-t-elle révélé, les vagues idées qui lui passaient par la tête. Et de conclure : « C’est devenu une manie qui a duré très longtemps, la preuve ». Très tôt, elle inventa des contes de fées et se mit à écrire un roman de chevalerie, en vers. Elle adorait amuser ses proches avec ses jeux de mots. Elle pouvait citer Le Cid par coeur.
La famille vit à Paris, au 163 boulevard Malesherbes, dans le XVIIe arrondissement. La jeune Françoise reçoit une éducation bourgeoise entre des parents aimants et son frère et sa sœur dont elle restera toute sa vie très proche. Sa scolarité est médiocre. Aux mornes leçons de ses professeurs, elle préfère très tôt la lecture. Ses premières amours ont pour nom Stendhal, Proust, Faulkner, Scott Fitzgerald, les grands écrivains russes et les existentialistes.
En 1947, elle entra au couvent des Oiseaux, dont elle allait être renvoyée trois ans plus tard pour son « dégoût de l’effort » et son « manque de spiritualité ». Elle passa au cours Hattemer, autre établissement privé parisien très chic où elle se lia d’amitié avec Florence Malraux, la fille de Clara et André Malraux qui, comme elle, lisait beaucoup et qui allait rester son amie de toujours, la soutenir constamment. En 1951, à l’âge de seize ans, malgré une année surtout consacrée à écouter du jazz à Saint-Germain-des-Prés, elle obtint son baccalauréat, avec un 17 sur 20 à l’épreuve de français en dissertant sur ce sujet : « En quoi la tragédie ressemble-t-elle à la vie ? » Elle s’inscrit en propédeutique à la Sorbonne. Qu’importe si en 1953, elle rate son examen, elle a d’autres projets.
Cet été 1953, Françoise renonce au farniente de la plage et s’enferme dans l’appartement du boulevard Malesherbes. En six semaines, elle écrit son premier roman, qu’elle intitule, en souvenir d’un poème de Paul Éluard, Bonjour tristesse.
Adieu tristesse,
Bonjour tristesse.
Tu es inscrite dans les lignes du plafond.
Tu es inscrite dans les yeux que j’aime
Tu n’es pas tout à fait la misère,
Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent
Par un sourire.Bonjour tristesse.
Amour des corps aimables.
Puissance de l’amour
Dont l’amabilité surgit
Comme un monstre sans corps.
Tête désappointée.
Tristesse, beau visage.“À Peine Défigurée” (La vie immédiate, 1932) – Paul Eluard
« Sur ce sentiment, inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer Ie nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elIe, mais I’ennui, le regret, plus rarement Ie remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. » –
Bonjour tristesse – Françoise Sagan
Au mois de janvier 1954, sous l’incitation de Florence et Clara Malraux, elle porte son manuscrit chez René Julliard. Quelques jours après l’avoir lu, l’éditeur signe un contrat avec la jeune femme qui, choisit au hasard dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, le nom de ces personnages : le prince et la princesse de Sagan pour pseudonyme. Lors de la signature, elle avait demandé 25 000 francs, au hasard, Julliard lui en offrit le double, ayant flairé en elle un nouveau Raymond Radiguet.
Le succès est immédiat. Le premier tirage de 5000 exemplaires est épuisé en quelques jours, suivi des réimpressions à 3000, 25000 et 50000 exemplaires avant les vacances d’été. En un an, il se vendra un million d’exemplaires : un best-seller.
Le prix de la Critique, attribué le 24 mai, déchaîne les journalistes. François Mauriac, qui à la une du Figaro a qualifié l’auteur de « petit monstre de dix-huit ans », défend l’œuvre :
« Le talent, éclate à la première page. Ce livre a toute l’aisance, toute l’audace de la jeunesse sans en avoir la moindre vulgarité. De toute évidence, mademoiselle Sagan n’est en rien responsable du vacarme qu’elle déclenche. (…) On peut dire qu’un nouvel auteur nous est né. »
Cécile a dix-huit ans. Elle passe l’été dans le Midi avec son père. Au sortir du couvent, elle découvre l’insouciance, la liberté et la sensualité. La rencontre entre son père et une femme plus âgée, Anne, dont il tombe amoureux, fait sombrer l’histoire dans la tragédie. Cécile pousse Anne au désespoir et la conduit au suicide. Le scandale est énorme, mais étrangement il n’a pas pour origine la conduite meurtrière de l’héroïne mais sa liberté sexuelle :
« on ne tolérait pas qu’une jeune fille de dix-huit ans fit l’amour sans être amoureuse avec un garçon de son âge et ne fut pas punie. L’inacceptable étant qu’elle ne fut pas éperdument amoureuse et qu’elle ne tombe pas enceinte à la fin de l’été. » – (Derrière l’épaule, 1998).
Bien que les femmes aient obtenu dix ans plus tôt le droit de vote et malgré la publication en 1949 du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, que Françoise Sagan avait lu, le plaisir de la femme et son droit à une sexualité libre sont encore largement niés par la société.
A l’époque, la libération des mœurs commençait à peine à émerger de la gangue des étouffantes années 50. Le livre préfigurait les turbulences des années 60, annonçait l’avènement d’une société française plus permissive.
À dix-neuf ans, Françoise Sagan est riche et mondialement célèbre. Ce succès la libéra du souci de la gloire et de la réussite, comme elle le dira plus tard, mais il la condamna en même temps. En effet, la proximité entre l’âge de l’héroïne et celui de son auteur conduisirent les journalistes à prêter à la seconde les excès de la première. La « légende Sagan » était née.
Le succès de Bonjour tristesse lança le phénomène Sagan. Les médias s’emparèrent d’elle, firent d’elle une vedette, le nouveau petit génie des lettres. Ce fut d’ailleurs le début des consécrations instantanées de stars de la littérature française. La nouvelle reine de Paris, premier écrivain people, était invitée partout. « Ma vie était devenue une bande-dessinée », confia-t-elle a posteriori.
Elle était à la tête d’une fortune. Son père lui conseilla : « Dépense tout ». Elle s’offrit deux Jaguar, dont une XK 140 payée comptant à un pilote de course. À son volant, elle put savourer le plaisir de la vitesse comme un bonheur de vivre, en sillonnant les rues de Paris, les routes du Midi ou de la neige, avec ses amis. Elle passait ses nuits au « Whisky à gogo », une boîte de nuit rue du Beaujolais dont la barmaid, Régine Zylberberg, allait rester son amie tout au long de sa vie, au « New Jimmy’s » ou « chez Castel », s’affichait avec Jean-Louis Trintignant, se lia avec le danseur étoile et homme du monde Jacques Chazot, le cinéaste américain Jules Dassin. Conquise à la fois par son talent et par ses excentricités, la France fit d’elle une icône culturelle, l’incarnation même des folles années d’après-guerre.
En 1954, la directrice du magazine Elle lui demanda une série d’articles sur l’Italie, et l’hebdomadaire titra ses reportages Bonjour Naples, Bonjour Capri, Bonjour Venise. En février 1955, romancière timide mais têtue, elle se rendit à New York où le livre fut encensé. Comme elle le dédicaçait en écrivant « with all my sympathies », un Français, l’éditeur Guy Schoeller, lui indiqua que c’est un faux ami anglais qui, en français, se traduirait par « avec toutes mes condoléances ». Comme il l’invita à venir écouter à Harlem la chanteuse de jazz Billie Holiday, elle quitta sur le champ la séance de dédicaces. Celle qu’on surnommait là-bas Mademoiselle Tristesse rencontra Truman Capote, puis, à Key West, Carson McCullers et Tennessee Williams avec lequel elle se lia d’amitié (elle allait faire adapter à Paris sa pièce Sweet birds of youth – Doux oiseau de jeunesse).
Quand, en mai, elle fut de retour en France, Florence Malraux lui présenta le romancier et critique Bernard Frank, à qui, faisant allusion à l’un de ses romans, elle dit : « J’ai lu Géographie universelle et j’ai aimé ». Et lui, qui déclara : « Sans Sagan, la vie serait mortelle d’ennui », allait rester un de ses amis les plus fidèles.
Cette année-là aussi, au volant d’une Jaguar décapotable, elle débarqua à Saint-Tropez, dont, avant Brigitte Bardot, elle lança la mode. Elle prit vite ses habitudes à l’hôtel de La Ponche. Elle passait la nuit à la cave de l’Esquinade. « Ce n’est pas parce que je suis une intellectuelle que je dois vivre comme un croûton ! » répondait-elle à qui lui reprochait sa vie de patachon. À Paris, elle et son frère, Jacques, vécurent ensemble près de trois ans à côté de l’ambassade de Russie, dont les gardiens les invitaient aimablement à se livrer plus loin à leurs débordements afin que l’ambassadeur ne se réveille pas chaque nuit à cause de leur tapage.
En 1955, Florence Malraux organisa une rencontre avec Juliette Gréco. L’égérie de Saint-Germain-des-Prés chantait déjà Prévert, Queneau et Sartre. Françoise Sagan lui écrivit quatre chansons, dont En dormant et Sans vous aimer. Elles eurent une liaison. La chanteuse révéla : « Nous étions deux jeunes femmes insouciantes et nous aimions l’amour. Nous le faisions souvent et pas toujours avec le même partenaire. […] Françoise a toujours eu dans le privé ce mélange de gravité innée et d’humour acide. On a immédiatement trouvé un langage commun et partagé une complicité d’enfants. »
Le 21 juin 1956, pour fêter son vingt et unième anniversaire, elle loua l’Esquinade à Saint-Tropez où elle et ses convives vidèrent cinquante bouteilles de champagne. Comme elle avait atteint sa majorité, elle put franchir le cercle magique d’un casino, celui de Cannes. Elle allait ensuite fréquenter aussi ceux de Monte-Carlo et de Deauville, devenir passionnée par le jeu.
Le 13 avril 1957, conduisant son Aston Martin, où se trouvaient aussi Bernard Frank et Voldemar Lestienne, elle en perdit le contrôle à 160 km/h. La voiture fit plusieurs tonneaux avant de se retourner, ce qui faillit lui coûter la vie tandis que les autres étaient indemnes. Il fallut aux secours plus d’une demi-heure pour la désincarcérer. Elle était dans le coma. À l’hôpital de Honfleur, on constata des fractures du crâne, du bassin, du thorax. Son frère prit la décision de la faire transférer à Paris. Quand elle reprit connaissance, pour calmer ses douleurs, les médecins lui administrèrent quotidiennement un dérivé de la morphine, le palfium 875. Comme elle connut trois mois d’immobilisation, à ce régime, elle devint une droguée. Ne supportant pas l’idée d’être dépendante, elle entra alors dans la clinique du docteur Morrel, à Garches, afin de s’y désintoxiquer. Au cours de ce séjour, elle tint son journal, qu’elle allait publier sept ans plus tard sous le titre de Toxique.
Dans une interview accordée à Madeleine Chapsal, elle déclara alors : « Les épreuves n’apportent rien parce qu’elles sont rarement suffisantes pour tarir ces deux tendances profondes que sont un certain appétit du bonheur et un certain abandon au malheur. Cet équilibre, ou ce déséquilibre, chez une personne, varie peu. »
Son accident ne l’empêcha pas d’acheter une Maserati encore plus puissante. Elle eut une liaison avec Pierre Bergé, homme d’affaires amateur d’art et en particulier de danse. Le 13 mars 1958, Françoise Sagan épousa Guy Schoeller, son aîné de dix-neuf ans, qui allait la protéger comme un père. Elle déclara alors : « Si j’ai une fille, je la laisserai libre de tout. » Mais il ne l’aimait pas et, réputé grand séducteur, la trompa, se montra distant. Très vite, elle quitta le domicile conjugal, et, du fait de cette mésaventure, acquit beaucoup de pessimisme sur l’amour.
Délaissant la Côte d’Azur et Saint-Tropez pour la Normandie, elle loua, au-dessus de Honfleur, à Equemauville, le manoir du Breuil, « une grande maison poussiéreuse et dégingandée » entourée d’un parc de huit hectares, qui avait autrefois accueilli Sarah Bernhardt, Sacha Guitry, Yvonne Printemps et ceux qu’elle appelait « les joyeux barbus à bretelles », Alphonse Allais, Alfred Capus, Tristan Bernard et Jules Renard. Mais elle découvrit que la mer était toujours trop basse, trop froide, alors que le casino de Deauville était toujours ouvert, proche et accueillant. Elle allait donc y passer toutes ses nuits en compagnie de ses deux meilleurs amis, Bernard Frank et Jacques Chazot, dormant le jour. À l’aube du dernier jour de location, le 8 août, elle gagna à la roulette, grâce au chiffre 8, 80 000 francs. Elle acheta la maison avec cet argent, étant d’emblée décidée à y rester toute sa vie. Elle allait y passer des étés à écrire ou à faire la sieste dans un pré, ses scottish-terriers assoupis contre elle, et à aller au casino.
Les succès s’enchaînent. Ses romans Un certain sourire (1956), Dans un mois, dans un an (1957), Aimez-vous Brahms… (1959), La Chamade (1965) se vendent très bien, malgré des critiques presque toujours défavorables, et font sa fortune. En 1960, Château en Suède, sa première pièce de théâtre (elle en écrira sept) connaît un énorme succès. Françoise Sagan fait la une des médias qui popularisent son look décontracté, ancêtre du sportswear, son éternelle cigarette, sa mèche blonde et son débit de paroles de plus en plus rapide. Une « vraie panoplie pour starlette de la littérature » comme se plairont à le rappeler les critiques. Elle dépense beaucoup et sans compter. Il y a les fêtes, l’alcool, les paradis artificiels qu’elle a découverts après son accident de voiture en 1957, le jeu, les courses, les voitures et… une extraordinaire générosité. Dès 1960, elle est interdite de chéquier. C’est aussi à cette époque que débutent ses ennuis avec le fisc ; elle oublie de régler ses impôts et n’est pas toujours très juste dans ses déclarations.
En 1960, Françoise Sagan divorça de Guy Schoeller, ce dandy ayant été le seul homme qui la fit jamais souffrir. Leur entente avait été brève, car, entre autres causes de désaccord, un homme d’affaires ne pouvait pas suivre sa femme au casino.
En septembre, elle signa le manifeste des 121, pétition de cent vingt et une personnalités contre la poursuite de la guerre d’Algérie et appelant les recrues à l’insoumission. L’extrême droite lui envoya alors des lettres anonymes sur papier vélin. En 1961, elle prit, dans L’Express, la défense de Djamila Boupacha, jeune Algérienne membre du F.L.N. qui avait été arrêtée, mise au secret, ignoblement torturée par les parachutistes français, violée alors qu’elle était vierge et musulmane pratiquante.
Le 23 août 1961, comme elle avait signé le manifeste des 121, la porte de l’appartement de ses parents, boulevard Malesherbes, fut plastiquée par l’O.A.S.. Son père avait aperçu un étrange paquet dans le hall, l’avait laissé, était monté chez lui ; juste après avoir fermé la porte de l’appartement, il entendit une explosion ; tous les carreaux de l’immeuble volèrent en éclats. Ce jour-là, l’écrivaine s’était absentée.
Elle rencontra alors un bel Américain, Robert Westhoff, ancien soldat, acteur puis mannequin. Ce fut un coup de foudre. Elle se retrouva enceinte de lui, et il lui fallut se marier vite. À la fin juin 1962, naquit son fils, Denis Westhoff. Selon Massimo Gargia, playboy et gigolo mondain italien qui était un de ses amis, « elle voulait vraiment cet enfant, elle n’aurait pas pu vivre sans en faire un. » Cette maternité la rendit heureuse : elle promenait sans arrêt son bébé en poussette, comme une maman modèle. Elle allait longtemps être une mère attentive, Denis ayant révélé : « Elle savait en permanence où j’étais. Elle s’inquiétait pour moi. » Irresponsable pour elle-même, elle ne le fut pas avec lui et l’éleva selon ses principes : « Quand elle a réalisé que je traînais un peu trop dans les bars, elle a tenu à ce que je fasse mon service militaire. » Et elle n’omit pas une bonne instruction : « Elle m’a fait lire ses romans préférés, en commençant par La chartreuse de Parme. »
Très vite, elle divorça, ne supportant pas d’avoir une bague au doigt. Cependant, cela n’empêcha pas elle et Robert, qui fut l’un de ses traducteurs en langue anglaise, de vivre ensemble encore six ans.
Grâce au succès de La chamade, Françoise Sagan acheta une Ferrari 250 GT. En 1965, elle rencontra Massimo Gargia qui révéla : « Coup de foudre. Elle était très jolie, très gentille. Elle voulait s’amuser avec moi. On ne parlait surtout pas de littérature ! Elle voulait oublier ses problèmes… » Mais il y eut tout de même un projet de mariage, et elle vécut un temps à Rome avec lui.
Le 1er décembre 1965, au moment de la première élection présidentielle au suffrage universel, elle appela à voter De Gaulle contre Mitterand, dont elle allait pourtant devenir une des plus ferventes admiratrices. Dans le duel qui l’opposa alors à Marguerite Duras, dans Paris-Match, elle fut battue à plates coutures. Mais, à cette époque-là s’intéressait-elle vraiment à la politique?
Lors des événements de mai 1968, Françoise Sagan ne se sentit concernée que lorsqu’une bombe lacrymogène fut lancée dans la boîte de nuit de Régine. Elle raconte :
« Je conduisais très librement et mes jouets favoris me furent reprochés un soir à l’Odéon où une joyeuse et vociférante assemblée se passait le micro de l’un à l’autre, applaudis ou hués, pour évoquer la liberté, les régicides, le prix des pommes de terre et le cinéma muet. «
« — Est-ce que tu est venue avec ta Ferrari, camarade Sagan ?
— C’est une Maserati, camarade Dupont !
Le public s’est mis à rire et Robespierre s’en est pris à une autre. »
En 1969, Françoise Sagan écrivit les dialogues de l’adaptation par Marc Allégret du Bal du comte d’Orgel de Raymond Radiguet.
Après l’élection de Georges Pompidou, elle alla souvent déjeuner avec lui à l’Élysée, en compagnie de Jacques Chazot.
À partir de 1970, elle dicta ses textes, n’hésitant pas à convoquer sa secrétaire, Isabelle Held, à quatre heures du matin, inaugurant ainsi une méthode de travail qui donna un élan tout à fait nouveau à sa phrase.
Le 5 avril 1971, elle signa le manifeste des 343 femmes (dit le manifeste des 343 salopes) qui déclaraient avoir avorté illégalement, réclamaient le droit à l’avortement libre. Elle écrivit aussi en ce sens un article dans L’Observateur. Mais elle le regretta aussitôt, réduisant même par la suite le M.L.F. à « une manie qu’ont les bonnes femmes de parler en groupes. »
En 1972, elle quitte Julliard pour Flammarion, chez qui elle publie ses romans Des bleus à l’âme (1972), Un profil perdu (1974), Le Lit défait (1977), Le Chien couchant (1980), deux recueils de nouvelles Des yeux de soie (1975) et Musiques de scène (1981) et deux pièces de théâtre Un piano dans l’herbe (1970) et Il fait beau jour et nuit (1978). Ses livres se vendent encore très bien, mais on est loin du million d’exemplaires de Bonjour tristesse et les dettes s’accumulent dangereusement.
En janvier 1973 furent diffusés sur France Culture des entretiens de Françoise Sagan avec André Halimi. Elle y déclara en particulier : « Ça me dégoûte, l’idée que je vais mourir un jour, que les gens que j’aime vont mourir un jour. Je trouve ça infect, sincèrement, je ne trouve pas ça bien. Ce n’est pas convenable. […] On vous donne plein de cadeaux qui sont la vie, les arbres, le soleil, les printemps, les automnes, les autres, les enfants, les chiens, les chats, tout ce que vous voulez… Et après on vous dit… On sait qu’un jour on va vous enlever tout ça… C’est pas gentil, c’est pas bien, c’est pas honnête. »
En 1975, Françoise Sagan subit une opération du pancréas que l’alcool avait boursouflé. À la morphine qu’elle prenait pour dormir, elle ajouta la cocaïne pour se réveiller. En 1976, elle rencontra la styliste Peggy Roche, qui ressemblait à Juliette Gréco et avec laquelle elle eut une relation qui allait durer jusqu’à la mort de celle-ci.
En 1979, Françoise Sagan présida le jury du festival de Cannes, qui voulait décerner la palme d’or au Tambour de Völker Schlöndorff. Mais le directeur du festival, tenant à conserver l’intérêt des Américains, imposa Apocalypse now de Francis Ford Coppola ; d’où une palme d’or ex-aequo aux deux films, mais aussi le mécontentement de la romancière qui quitta le festival et révéla à la presse ces pressions, qui firent sensation. La même année, son glorieux cheval de course, Hasty flag, gagna le grand prix d’Auteuil.
À cette époque, Annick Geille, journaliste et écrivaine qui dirigeait l’édition française de Playboy où elle s’ingéniait à glisser subrepticement, entre les affriolantes photos de pin-up, les textes des écrivains qu’elle aimait, toqua un soir au 25 de la rue d’Alésia, afin d’obtenir de Françoise Sagan qu’elle lui donnât une nouvelle inédite. Celle-ci vivait alors avec son fils, Denis, sa tendre amie, Peggy Roche, le chien Werther et le chat Gros-Minou. Elle lui offrit beaucoup plus qu’un texte, elle lui ouvrit ses bras et la chambre d’amis, ainsi qu’une dépendance dans son manoir normand. Annick répondit désormais au sobriquet de Minou. Sous le regard jaloux et circonspect de Peggy, la complicité se métamorphosa en relation brûlante. Françoise et Annick devinrent inséparables. Leur amour fut torride, ludique et bref. Car Françoise mit elle-même un terme à cette passion. « Sa cruauté était à l’image du reste : douce, sans tapage ni effusion de sang. » allait révéler Annick en 2008. Quand Bernard Frank vint au cœur de cet étonnant phalanstère, elle passa des bras de Françoise à ceux de Bernard. Elle ne quittait donc pas cette tribu lettrée et bohème à laquelle, flattée d’avoir été choisie, ignorant aussi qu’elle avait été un peu manipulée, elle fit don de sa jeunesse.
Elle se lia d’amitié avec Jean-Paul Sartre qui l’appelait l’espiègle Lili, disait préférer « parler de petites choses avec elle plutôt que de grandes avec Aron ». Comme il était aveugle, déjeunant avec lui à La closerie des lilas, elle lui coupait sa viande. Elle confia : « Je le tenais par la main. Il me tenait par l’esprit.. »
Elle milita pour la victoire de François Mitterand, qui allait savoir par la suite ne pas être ingrat.
Elle eut un conflit avec son éditeur, Flammarion, auquel elle réclamait des sommes faramineuses, qu’elle voulut faire molester par des fiers à bras, auquel elle fit un procès qu’elle perdit, l’expert qui éplucha les comptes sur quinze années ayant conclu qu’elle avait eu davantage que ce à quoi elle avait droit. Elle fut obligée de donner à l’éditeur un roman et un recueil de nouvelles.
Tous les ennuis financiers de Françoise Sagan commencèrent quand elle quitta l’éditeur Flammarion qui retira tous ses livres de la vente, allant jusqu’à casser les plaques d’impression.
François Mitterand, devenu président de la république, se plut à la recevoir, à la faire voyager. Il avait lu tous ses livres et l’admirait. Ils avaient une relation très tendre, mais pas amoureuse. Cette amitié contribua à brouiller un peu plus l’image de l’écrivaine auprès du public. En 1982, alors qu’elle cherchait un nouvel éditeur, Annick Geille lui fit rencontrer Françoise Verny, éditrice depuis peu chez Gallimard, maison qu’elle choisit alors.
Les années 80 et 90 sont marquées par de multiples affaires qui l’affaiblissent aussi bien moralement que financièrement : condamnation pour plagiat, mise en examen pour usage de drogue et mise en cause dans l’affaire Elf.
Le 31 janvier 1985, Françoise Sagan passa au tribunal pour une affaire de stupéfiants. Elle réclama le droit de s’autodétruire, mais fut condamnée à une amende, à des mois de prison avec sursis. Les intellectuels prenaient sa défense, mais une partie de la France la condamnait, son capital de sympathie étant fortement entamé. Massimo Gargia, la retrouvant alors, nota : « Elle était déjà fatiguée à quarante ans, n’avait plus la force de sortir. Elle ne supportait plus les boîtes de nuit, les mondanités. Elle n’aimait pas ce milieu de la jet-set, au fond. Comme Bardot, elle préférait vivre dans la simplicité. »
Cette année-là, elle reçut le prix de la fondation Prince Pierre de Monaco pour l’ensemble de son œuvre.
En automne, elle accompagna le président François Mitterrand dans un voyage officiel en Colombie. Elle eut alors, à plus de 2500 mètres d’altitude, la plèvre déchirée, tomba dans le coma, fut hospitalisée à Bogota, rapatriée en avion. Jack Lang parla de mal d’altitude, mais les médias évoquèrent une overdose.
En 1988, le journaliste Jean-Claude Lamy, à qui elle avait accepté de se confier longuement, en n’omettant rien des épisodes tumultueux de sa vie, et qui, pendant trois ans, enquêta, provoqua des témoignages de la part de ses proches et de tous ceux qui pouvaient éclairer une existence renommée mais méconnue, publia Françoise Sagan, une légende.
Jérôme Garcin lui demanda d’écrire sa notice nécrologique pour son Dictionnaire des écrivains contemporains de langue française où chacun jouait à composer son article ; elle lui envoya ce texte : « Sagan, Françoise. Fit son apparition en 1954 avec un mince roman qui fut un scandale mondial. Sa disparition, après une vie et une oeuvre également agréables et bâclées, ne fut un scandale que pour elle-même. »
Mais Françoise Sagan court après l’argent. Elle écrit beaucoup, accepte toutes les sollicitations au risque de ne pas respecter certains contrats. Ses derniers romans Un orage immobile (1983), Un sang d’aquarelle (1987), La Laisse (1989), Les Faux-fuyants (1991), Un chagrin de passage (1994) e t Le Miroir égaré (1996) et ses textes de souvenirs Avec mon meilleur souvenir (1984), … et toute ma sympathie (1993) et Derrière l’épaule (1998) n’ont pas le succès escomptés. Ses droits d’auteur sont entièrement engloutis par le remboursement de ses dettes et elle doit sa survie à la générosité de quelques amis fidèles.
En 1991, André Guelfi, l’un des protagonistes de l’affaire Elf, demanda à Françoise Sagan de jouer les femmes d’influence, de profiter de ses accointances avec le pouvoir, d’intervenir auprès de François Mitterrand pour favoriser l’activité de la compagnie pétrolière en Ouzbékistan. Comme elle était endettée jusqu’au cou, elle accepta, contre la promesse d’une commission de 5,5 millions de francs. Selon Marc Francelet, qui servit d’intermédiaire, seule une partie de la somme aurait été versée, sous forme de travaux dans son manoir normand, qu’elle omit de déclarer aux services fiscaux car elle avait un petit côté coquin et aimait les filouteries. Mais, dans cette histoire, on se servit d’elle pour blanchir de l’argent, et, si les travaux furent facturés quatre millions de francs, il y en avait à peine pour le tiers.
Sa consommation de cocaïne entraînait la ronde nocturne des dealers et autres voyous du milieu qui lui procuraient ses quatre grammes quotidiens (ce qui coûtait la bagatelle de 15 000 euros par mois), les overdoses, les comas à répétition, l’incessant ballet de SOS-Médecins. Autour d’elle, tout était contaminé; d’aileurs, son fox-terrier Banco succomba après avoir «sniffé les mouchoirs de sa maîtresse. Elle subit même une perquisition par la brigade mondaine qui avait découvert le scandale d’un réseau de drogue de la haute : elle fut trouvée en possession de 600 grammes d’héroïne. Devant désormais se soumettre à un contrôle en fournissant son urine à un laboratoire, pour donner le change, elle obligeait sa secrétaire à donner de la sienne.
En quelques années, Françoise Sagan perdit son frère Jacques, Robert Westhof, sa mère, Peggy Roche, Jacques Chazot. Elle ne s’en remit pas. Parlant de la mort, elle confia : « Je peux vous rassurer : derrière, il n’y a rien. C’est le noir, le néant total. Voir souvent la mort de si près lui enlève, croyez-moi, beaucoup de prestige. »
Elle eut une nouvelle compagne, Ingrid Mechoulam, l’épouse d’un vieux millionnaire, qui allait la soutenir pendant douze ans, l’hébergeant chez elle, avenue Foch, la soignant, l’emmenant à l’hôpital, tout en lui donnant de l’alcool et de la cocaïne. Mais elle la coupa du monde. Elle qui avait revendiqué l’insouciance et la liberté achève sa vie dans une prison dorée, la solitude qu’elle avait fui toute sa vie est désormais son lot. Les excès passés et la consommation de drogue l’ont physiquement affaiblie. Ses ennuis de santé se multiplient, ses os se brisent comme du verre.
Réfugiée dans le manoir d’Equemauville en Normandie, Françoise Sagan s’éteint le 24 septembre 2004. Elle est inhumée dans sa ville natale en présence des autorités, de ses amis fidèles et de très nombreux admirateurs. Son fils, Denis Westhoff, né de son second mariage, a, malgré les dettes, accepté la succession et décidé de se battre pour la postérité de l’œuvre.
Site officiel de Françoise Sagan
Sa demeure le Manoir du Breuil à Equemauville
Le manoir du Breuil est une superbe demeure normande du XVIIIe siècle qui se dresse fièrement au fond d’une allée plantée d’arbres sur la commune de Barneville-la-Bertran à quelques hectomètres de la commune d’Equemauville, au-dessus du port de Honfleur dans le Calvados.
Eté 1959, cinq ans après la sortie de Bonjour Tristesse, Françoise Sagan se lasse de Saint-Tropez. La station balnéaire – assaillie depuis le succès de Et Dieu créa la femme – a perdu de son charme. Elle pose alors ses valises sur la côte normande. Le Manoir du Breuil l’accueille, du 8 juillet au 8 août, en compagnie de Jacques Chazot et Bernard Franck. Situé dans le village d’Equemauville, ce manoir se trouve seulement à quelques kilomètres de Deauville. Le 7 août au soir, le trio s’attarde au casino. A l’aube, après avoir joué le 8 toute la nuit, Françoise Sagan ressort riche de 8 millions d’anciens francs. Retour au manoir, à huit heures du matin, pour faire l’inventaire avec le propriétaire. Fatiguée, elle demande « si, par chance, la maison ne serait pas à vendre. Il répond que si. Elle demande combien en veut-il ? Quatre-vingt mille francs. Elle sort les gains de son sac et les tend à l’homme un peu éberlué. » raconte Denis Westhoff, son fils, dans Sagan et fils. La légende est née. Cette maison devient son refuge, où elle accueille famille et amis. A partir des années 60, elle y vient régulièrement pour se ressourcer et écrire. A chaque venue, en été ou en automne, elle retrouve les lieux qu’elle affectionne : la plage, l’hippodrome, le poney club mais également le casino et certains restaurants. En dépit des aléas financiers auxquels elle doit faire face au fil des années, elle parvient à conserver cette grande bâtisse. Elle y séjourne encore, peu avant son décès, le 24 septembre 2004, à l’hôpital d’Honfleur.
Chronique de Bernard Franck parue dans Vogue en 1965 :
Le manoir du Breuil est une des deux ou trois préfectures de mon existence.
Quand vous êtes arrivé à Pont-l’Evêque, ne prenez pas la route de Deauville, mais celle de Honfleur. A quatre kilomètres de cette petite ville qui passe pour charmante avec son vieux port, sa Commanderie, et qui l’est sans doute, vous tournez subitement à gauche. Si j’étais un guide honnête ou malicieux, j’esquisserais un de ces croquis dont Stendhal dans sa Vie d’Henry Brulard aime à parsemer ses souvenirs. Mais vous savez comme sont les reines et leurs fous, tout en adorant que l’on parle d’eux, ils ne tiennent pas à ce que l’on laisse des papiers gras, des mégots sur leur pelouse. L’allée qui mène au manoir est d’ailleurs, avec sa double rangée d’ormes, superbe. Presque trop belle pour la maison. Ce qui nous fait dire, chaque année, et lorsqu’il y a des oreilles nouvelles, que certainement, il y a très longtemps, à la place de cette bâtisse quelque peu délabrée, comme écailléepar l’âge, il devait y avoir un château. Je ne sais pourquoi, c’est Jacques Chazot qui tient tant à cette idée. C’est lui aussi qui a découvert dans les Souvenirs de Sacha Guitry que ce manoir avait appartenu à son père, le fameux Lucien. Autant dire que tous les amuseurs de la fin du siècle dernier ont dormi là. Ces horribles hommes de théâtre, ces horribles poètes, ces misérables romanciers : Capus, Catulle-Mendès, Franc-Nohain, Duvernois, le Goncourt qui n’est pas mort jeune et fou. Pour sauver les lieux, Tristan Bernard et Jules Renard. Et Flaubert, pourquoi pas ? Nous agitons ces noms devant les yeux émerveillés de journalistes, avec un contentement proche de la béatitude.
C’est comme si de ce shaker allait sortir en 1965 un chef-d’œuvre, sans que nous eussions un mot à écrire. Où Sacha Guitry galèje – puissance de l’imagination enfantine -, c’est lorsqu’il parle du confort du Breuil, de ses nombreuses salles de bains, chose rare à l’époque. En fait, le 1er juillet 1959, en cette nuit fameuse où Françoise Sagan, accompagnée de sa fidèle et blonde amie d’enfance, Véronique Campion, et de moi qui fermais la marche, entra pour la première fois dans ce manoir seulement éclairé par une bougie que tenait à l’étage un octogénaire colérique et arménien, vêtu d’une chemise de nuit à l’ancienne, colérique de nature et rendu plus colérique que nature parce qu’il l’attendait pour l’inventaire de la maison à dix-neuf heures pile et qu’il était déjà deux heures du matin, je ne découvris, à l’aide d’une boîte d’allumettes, qu’une vétuste et profonde baignoire Napoléon III largement évasée, qui fait encore mes délices, car je peux m’y ébrouer tout à mon aise alors que de jeunes personnes aux hanches étroites risqueraient de s’y noyer**.
Cet Arménien si chaud lapin – d’après Madame Marc – avait ravagé pendant plus de quarante ans les campagnes environnantes si propices à ses desseins et même aujourd’hui, disait-elle… Ce successeur de Lucien Guitry, ce petit homme sec, et si fort en gueule, la nuit de notre arrivée, devint notre terreur l’année suivante. Notre amie s’étant décidée à l’unanimité à acheter cette maison, quand il voulut savoir pour un oui ou pour un non, et quel que fût le temps, si nous tenions à garder et à acheter cette glace biseautée, cette lampe incomparable, cet ignoble fauteuil, ces bronzes. Il nous forçait à nous cacher à huit ou dix dans la même chambre ou, toujours pour l’éviter, à passer d’une pièce à l’autre comme dans les meilleurs ou les plus détestables vaudevilles. Seuls les travaux destinés à faire venir l’eau de la ville au manoir, qui transformèrent, un temps, allées et prairies en tranchées, eurent raison de lui et de ses offres. Quelques jours encore, on le vit trébucher d’un boyau à l’autre, la valise à la main, un mouchoir rose sale couvrant son petit crâne nu, se relever en grognant d’incompréhensibles injures sous nos regards hébétés. Une bonne âme le transporta à la gare la plus proche, le déposa, immobile, sur une banquette en bois ; on ne le revit plus, sans doute à jamais perdu dans cette vaste Normandie si riche en trains départementaux qui s’arrêtent en pleine campagne. Cet hommage serait incomplet si je ne signalais que c’est à lui que le Breuil doit l’ajout sur ses derrières d’une immense pièce convexe avec terrasse en béton. J’aime bien ces pièces qui défigurent l’extérieur des maisons, suscitant les commentaires amusés du visiteur et où, finalement, on peut installer un ping-pong : ce qui fut fait.
Longtemps, je me suis demandé pourquoi Françoise Sagan avait choisi la Normandie, elle qui, d’après les journaux qui, pour une fois, coïncidaient avec ses propres commentaires, n’aimait, à l’exception d’un Paris domestiqué, que le soleil, les longues étendues, ces pauses profondes coupées de diableries nocturnes. Ce dont je me souviens, c’est de cette sorte de conférence de presse qu’elle me tint de retour de Gassin où nous avions bu, à la Pentecôte, un nombre incalculable de dry, et où il était dit que la Côte, l’été, ça n’était plus tenable. D’ailleurs le Midi avait toujours été néfaste pour ma santé. Elle avait trouvé une maison superbe en Normandie. Tout ce que tu aimes. Le confort. Des couloirs. Une ribambelle de chambres avec de vieux meubles. Des arbres. Des prairies douces pour le cœur. Des pluies-miracles, produits de beauté, comme issues des laboratoires d’Elizabeth Arden. Des haras. Des chevaux tranquilles. C’en était assez des shorts, des Vachonneries en tout genre. Nous nous enrubannerions désormais de Rothschild, de smokings, de longues robes du soir. Et puis, entre chien et loup, nous marcherions en suivant les allées cavalières qui dominent la mer, la vraie mer. Ah ! Le beau rêve. Aussitôt que le manoir du Breuil fut à elle, Françoise Sagan connut les joies et les déceptions que suscite la révolution dans un pays sous-développé : bonds en avant, pauses, désagrégation, autocritique, on liquide, second souffle. On ne veut rien sacrifier. Que tout arrive en même temps, la beauté, le confort, le nécessaire. La peinture et l’eau à gogo. La moquette et le mazout. Les antiquaires et la lampe de chevet. L’exquis champagne du matin et les quatre heures de travail par jour, le casino la nuit entière et les studieuses lectures.
L’ennui, c’est qu’en Normandie moquette et peinture fourmillent. En un rien de temps, vous êtes à Paris. Un Paris que vont bientôt ravager les chiens, les bottes, les conduites d’eau récentes. Les paisibles cigales, qui, l’été, se félicitaient si fort d’avoir si vite mis à la porte l’odieuse nature, vont découvrir l’hiver venu une maison dévastée par ce tremblement de terre qu’est l’installation du mazout. A peine la terre s’est-elle refermée que c’est le ciel qui menace. Le toit se meurt. Le toit n’est plus. Des chambres du second étage une eau rouillée dégouline. Adieu moquettes, adieu peintures. On découvre avec stupeur le prix d’un toit. C’est la fin du champagne. C’est à ce moment-là que l’on commence à comprendre les contradictions économiques de certains pays. La compassion s’empare de notre âme pour cette chère Russie avec ses spoutniks de première et son impossibilité d’obtenir une récolte de blé convenable.
Maintenant tout semble apaisé. L’esprit du manoir se laisse définir. L’amour est proscrit. Et les vives conversations littéraires. Et les autres. On accepte les cœurs blessés, les bourses vides. On nourrit les uns. On console les autres. Mais on n’aime pas les insistants. Ici, il ne vous arrivera rien, mais taisez-vous. Tant de belles dames et de beaux jeunes hommes ont défilé que tout se confond. Il y a des crises mais sur des points qui ne comptent pas. On a voulu refaire l’enfance. Pas la refaire, qu’elle dure. Et sans se faire remarquer. Voler aux bourgeois leur mode de vie sans les problèmes qui les préoccupent tant : la vie par exemple. Et l’argent. Les personnes qui viennent encore, je ne sais plus si on les considère comme bien réelles. Le sourire du chat, l’ombre de son sourire, les accueille. Elles sont vouées aux mots ou à l’oubli.
Denis Westhoff dans les pas de Sagan : Article de Gilles Trichard 20 septembre 2014 Paris Match. Ici.
Avant d’appartenir à Françoise Sagan, le manoir du Breuil avait été la propriété de Lucien Guitry, le père de Sacha. Autant dire que la bâtisse était habituée à recevoir les comédiens, les écrivains qui ont marqué leur époque. Sarah Bernhardt y effectua plusieurs séjours. Françoise Sagan, dans Le Rire incassable,évoque des souvenirs imaginaires avec la tragédienne, qui aurait dormi dans sa chambre du deuxième étage, où « l’on s’est battus à coups d’oreillers, un matin ! »
Le manoir a été la maison des jours heureux Son seul bien sur la terre. C’est ainsi que Françoise Sagan définissait elle-même le manoir du Breuil. Tantôt refuge bucolique où elle puise l’inspiration, tantôt demeure mondaine où elle reçoit ses amis. Elle qui déteste tant la solitude..elle passe dorénavant tous ses étés en Normandie ; son fils Denis Westhoff, né de sa brève union avec un ancien officier de l’armée de l’air américaine, toutes ses vacances. Lui joue dans le jardin. Elle tape frénétiquement sur sa machine à écrire dans la chambre verte, rêvasse des heures à sa fenêtre ou profite de la douceur du climat, allongée dans l’herbe avec ses chiens. Au fil des ans, le manoir se trouve un brin délabré. Françoise Sagan rêve d’y faire des travaux, mais, si elle gagne beaucoup d’argent, entre son amour des bolides et son addiction pour le jeu, la romancière en dépense tout autant…
En 1991, l’homme d’affaires André Guelfi, alias Dédé la Sardine, lui propose un marché dont l’éternelle adolescente, financièrement prise à la gorge, ne saisit pas toutes les implications. Elle doit intervenir en faveur de la compagnie pétrolière Elf, auprès de son ami François Mitterrand, en échange d’un gros chèque. De quoi rendre au manoir du Breuil sa splendeur d’antan. Françoise Sagan, que le romanesque des truands séduit, accepte. Mais, lorsqu’éclate l’affaire Elf, Dédé la Sardine balance… Il déclare lui avoir versé, pour ce « petit » service, 9 millions de francs. Faux, d’après le fils de Sagan qui assure que seuls les travaux de la maison d’Équemauville, facturés quatre millions de francs, ont été réglés par André Guelfi. Seulement, voilà, François Sagan n’a pas déclaré cette somme au fisc.
La sentence est sévère : un an d’emprisonnement avec sursis et le remboursement des sommes dissimulées assorti de pénalités. L’écrivain ne peut faire face. En voulant restaurer sa maison, Sagan la perd à jamais. Tous ses biens ayant un tant soit peu de valeur sont vendus, jusqu’à ses bijoux. Tous ses revenus sont directement saisis. Mais, dans son malheur, la chance lui sourit une dernière fois. Son amie, Ingrid Mechoulam, parvient à racheter le manoir du Breuil à la banque Dexia. Grâce à sa générosité, Sagan pourra encore profiter durant plusieurs années de cette maison qu’elle aime tant.
Françoise Sagan s’éteint le 24 septembre 2004, à Equemauville, d’une embolie pulmonaire. Elle repose désormais auprès de Peggy Roche. Juliette Gréco, présente aux obsèques avec les derniers fidèles, en a donné l’explication au Monde: « Elle a demandé à être enterrée à Cajarc (Lot), dans le pays où elle est née, qu’elle aimait, avec une femme qu’elle a aimée et qui l’a aimée jusqu’au bout. » Pourtant, le nom de ce grand amour n’est pas inscrit sur la tombe. Pudique jusqu’au bout.
Trois ans après la disparition de Françoise Sagan, Ingrid Mechoulam son ange gardien des dernières années, a décidé de mettre en vente le manoir. Estimé à un million d’euros, celui-ci bénéficie d’un passé qui appartient à la légende de Sagan.
En 2010, après six années d’inoccupation, le manoir est racheté par le PDG d’Eurotunnel, Jacques Gounon. Séduit par cette demeure du XVIIIe autant que par son ancienne propriétaire. « Mais il n’imaginait pas que le manoir était en si mauvais état », racontent Sandra Bougourd et Etienne Dru, architectes honfleurais à qui il a fait appel pour le restaurer. Trois ans et demi ont été nécessaires pour mener à bien cette restauration.
Découvrez l’article de Ouest France relatant cette restauration ici
Le manoir ne se visite pas.
Les photographies suivantes sont @Denis Westhoff
Le manoir après sa restauration :
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