Louis Ferdinand Céline à Meudon
Biographie de Louis Ferdinand Céline
« Autant pas se faire d’illusions, les gens n’ont rien à se dire, ils ne se parlent que de leurs peines à eux chacun, c’est entendu. Chacun pour soi, la terre pour tous. »
Le 27 mai 1894 naît Louis Ferdinand Auguste Destouches à Courbevoie. Son père, Fernand Destouches travaille au sein d’une compagnie d’assurances, Le Phénix, depuis 1890. Fils d’une famille de cinq enfants, Fernand est né au Havre. Auguste, son père, agrégé de l’enseignement spécial, est mort depuis 1874. La famille Destouches, sous l’aile d’Hermance, veuve d’Auguste, est venue s’installer à Courbevoie en 1884. C’est là que Fernand va rencontrer Marguerite Guillou, fille de Céline Guillou. D’origine bretonne, Céline Guillou tient à Paris un commerce d’antiquités, de dentelles et procelaines, au coin des rues de Provence et Lafayette.
Le 13 juillet 1893, Fernand et Marguerite se marient et s’installent au 11 Rampe du pont à Courbevoie. Presque aussitôt après sa naissance, le petit Louis est placé chez une nourrice, d’abord dans l’Yonne, puis à Puteaux. A Courbevoie la clientèle ne se précipite pas dans le magasin de lingerie tenu par Marguerite Destouches, en 1897 les époux Destouches décident de s’en débarrasser et emménagent au 19 rue de Babylone à Paris. Marguerite est contrainte de travailler dans le magasin de sa mère et très vite Louis rejoint ses parents à Paris et la famille déménage pour le 9 rue Ganneron, Louis est plongé au coeur de la capitale.
En 1899, Marguerite reprend un fonds « d’objets de curiosité en boutique » au 67 Passage Choiseul dans le deuxième arrondissement. Louis découvre l’école communale de la rue de Louvois, située à quelques pas de la boutique de sa mère. Ses résultats scolaires ne brillent pas comme l’attestent les commentaires du directeur de l’école : « Enfant intelligent mais d’une paresse excessive, entretenue par la faiblesse de ses parents. Etait capable de très bien faire sous une direction ferme. Bonne instruction, éducation très relachée ». C’est également en 1899 qu’aura lieu à Paris l’Exposition Univeselle et son cortège de modernités annonciatrice d’un vingtième siècle en mouvement.
En 1904, les Destouches déménagent dans la boutique d’en face au 64 Passage Choiseul. La dentelle et les objets anciens restent leur fonds de commerce. En décembre, la mort de Céline Guillou, mère de Marguerite et grand-mère de Louis, affecte durement l’enfant. Son premier vrai contact avec la mort injuste date de là. L’héritage que leur lègue Céline offre aux Destouches la possibilité d’inscrire Louis dans une école privée, l’école Saint Joseph des Tuileries en février 1905. Le 18 mai, il fait sa première communion en l’Eglise Saint Roch, puis intègre en octobre 1906 l’école communale d’Argenteuil. Il décroche son certificat d’études primaires le 21 juin 1907. De toute cette période, le petit Louis Destouches gardera une nostalgie certaine du petit commerce et de la difficulté à s’y faire une place. Le Passage Choiseul marquera à jamais l’enfant et l’écrivain Céline s’en souviendra au moment des rédiger « Mort à crédit ».
Entre 1907 et 1909, Louis Destouches est envoyé par ses parents en Allemagne et en Angleterre pour apprendre les langues étrangères avant de se destiner à une carrière commerciale. C’est aussi l’époque où son père, que sa condition professionnelle au sein de la compagnie d’assurances rend aigri, marque l’enfant par ses prises de position antisémites. Fin août 1907, Louis part en Allemagne, à la Mittelschule de Diepholz (Hanovre). L’enfant écrit de longues lettres à ses parents dans lesquelles son souci de l’argent transparaît. A partir de février 1909, il est inscrit à l’University School de Rochester et, un mois plus tard, change pour Pierremont Hall à Broadstairs. Ces expériences serviront également de matière au romancier narrant les péripéties du « Meanwell College » et du couple Merrywin.
Après son retour en France, en novembre 1909, Louis Destouches entame sa période d’apprentissage. En janvier 1910, à l’âge de 16 ans, il entre chez Raimon, rue du 4 septembre, un marchand de tissus. De septembre 1910 à mars 1911, il travaille chez Robert, un bijoutier, puis est embauché chez Wagner, un joailler de la rue du Temple. En octobre 1911, les frères Lacloche, joaillers, l’embauchent et l’affectent dans leur succursale de Nice jusqu’au 12 mai 1912. Ce sont les premiers grands moments de liberté avant l’armée.
Le 21 septembre 1912, Louis Destouches devance l’appel et s’engage pour trois ans. C’est à Rambouillet, au 12ème régiment de cuirassiers, qu’il effectue ses classes. Nommé Brigadier le 5 août 1913 puis Maréchal des Logis le 5 mai suivant, il partira en mission de reconnaissance avec son régiment dès la guerre déclarée. D’abord à Audun-le-Roman, en août, puis dans la régine d’Armentières au mois d’octobre dans les Flandres. Louis Destouches fait son baptême du feu, les témoignages du jeune cuirassier Destouches l’attestent de manière claire la guerre est une horreur absolue. Volontaire pour assurer une liaison risquée dans le secteur de Poelkapelle, entre le 66ème et le 125ème régiment d’infanterie, il est blessé par balle au bras droit. Opéré à Hazelbrouck, il est envoyé à l’hôpital du Val-de Grâce à Paris et devient médaillé militaire le 24 novembre, avant de recevoir la croix de guerre avec étoile d’argent. Par la suite, Céline reviendra constamment sur les séquelles de cette blessure, auxquelles il attribuera des maux incurables. En tout cas, le Maréchal des Logis Destouches ne devait jamais se remettre véritablement du spectacle de cette guerre sanglante et destructrice. Plus tard, les « Carnets » écrits par le jeune soldats seront publiés en marge de « Casse-Pipe ».
Le 27 décembre 1914, Louis Destouches est transféré à l’hospice Paul Brousse de Villejuif, dirigé par Gustave Roussy (le docteur Bestombes dans « Voyage au bout de la nuit »). Opéré une seconde fois au bras droit le 19 janvier 1915, il rejoint le nouveau domicile de ses parents, 11 rue Marsollier, pour une convalescence de trois mois. Louis Destouches restera, à cause des séquelles de cette blessure, invalide à 70 pour cent.
En mai il est affecté au consulat général de France à Londres, au service des passeports. Il est réformé le 2 février 1915. Il fréquente les milieux londoniens mal famés et la pègre de Soho. Le 19 janvier 1916 il épouse Suzanne Nebout. Ce mariage ne sera pas déclaré au consulat et Louis Destouches rentrera seul en France, considéré comme célibataire par l’état français.
En mars 1916, Louis Destouches est engagé comme « surveillant de plantation » par la compagnie forrestière Sangha-Oubangui et il part en Afrique, à Bikobimbo et Campo (Topo dans Voyage au bout de la nuit). Au bout de huit mois, il rompt son contrat et en février 1917 il regagne Douala pour y être hospitalisé à la suite de crises de dysenterie. Le 10 mars il réintègre le domicile de ses parents. Cette période passée en Afrique a permis à Louis Destouches de faire ses premiers essais littéraires (la nouvelle intitulée « Des Vagues »).
En septembre, il travaille avec Raoul Marquis, dit Henry de Graffigny (Courtial des Pereires dans « Mort à Crédit »), directeur d’Euréka, une revue scientifique, Louis Destouches y traduira des articles anglais. Embauchés tous les deux par la mission Rockfeller contre la tuberculose, ils parcourent la Bretagne de mars à novembre. C’est à Rennes, le 10 mars, que Louis Destouches rencontre le docteur Athanase Follet. En novembre, Louis Destouches quitte la mission et prépare le baccalauréat, dont il obtient les deux parties en avril et juillet 1919. Il se marie avec Edith Follet, fille d’Athanase, le 10 août à Quintin. Le couple s’installe à Rennes et Louis effectue un stage à la maternité Tarnier à Paris et poursuit ses études dans ka capitale. Il fait un second stage obstétrical en janvier 1923 à l’hôpital Cochin. Il fréquente également le laboratoire de Félix Mesnil à l’Institut Pasteur. Edith et Louis emménagent à Paris en novembre 1923. Il soutient sa thèse le premier mai 1924, un travail consacré au hongrois Philippe Ignace Semmelweis, précurseur dans la lutte contre l’infection puerpérale.
Dès le 27 juin, Louis Destouches entre à la Société des Nations, dans le service d’Hygiène du docteur Ludwig Rajchman (Yudenzweck dans « l’Eglise » et Yubelblat dans « Bagatelles pour un massacre »). Il est nommé à Genève pour trois ans. En 1925, en qualité d’accompagnateur, il conduit un groupe de médecins aux Etats-Unis, à Cuba, au Canada et en Angleterre. Entre mars et juin 1926 il est envoyé en Afrique (Nigéria, Sénégal). Ces différents voyages l’obligent à délaisser sa vie de couple et Edith obtient le divorce le 21 juin 1926. Louis Destouches commence la rédaction de « L’Eglise ». A Genève il rencontre une danseuse américaine de 23 ans, Elisabeth Craig.
Louis Destouches passe l’été 1927 à Paris et rédige Périclès, qui deviendra « Progrès ». Il ouvre un cabinet médical à Clichy, au 36 rue d’Alsace, mais le manque de clientèle l’oblige à fermer début 1929. Le jeune médecin est alors nommé comme vacataire au dispensaire de Clichy, sous la direction de Grégoire Ichok. Louis s’installe au 98 rue Lepic à Paris avec Elisabeth Craig. A cette époque, il fréquente le peintre Henri Mahé, la danseuse Karen Marie Jensen, la commédienne Nane Germon. Au printemps 1931, une secrétaire du dispensaire de Clichy, Aimée Paymal, commence la dactylographie de « Voyage au bout de la nuit ». Louis Destouches portera son roman chez Bossard, Figuière, Gallimard, et c’est finalement Robert Denoël qui acceptera de publier « Voyage au bout de la nuit », son auteur a 38 ans et s’appelle Louis Ferdinand Céline.
Céline soucieux du style, va surveiller de très près la composition de son roman, finalement mis en vente le 5 octobre 1932. Le premier tirage est de 2000 exemplaires. Le 10 novembre il accorde sa première interview et le lendemain son anonymat est levé. Il est reçu par Lucien Descaves, Léon Daudet et Jean Ajalbert, trois membres de l’académie Goncourt. Rapidement, Louis Ferdinand Céline est annoncé comme favori pour le prix Goncourt mais au dernier moment quelques jurés préfèrent voter pour « Les Loups » de Guy Mazeline (six voix contre trois). Le scandale est immédiat et les premières querelles autour de Céline commencent. « Voyage au bout de la nuit » obtient le prix Renaudot et Céline répond aux journalistes tout en continuant à exercer la médecine. Mais la grande peine de Louis Destouches en 1932 est la mort de son père Fernand le 14 mars.
En décembre 1932 il quitte Paris et part pour Genève avec sa mère. Le docteur Rajchman le nomme sur une mission en Autriche et en Allemagne et l’écrivain rédige un article « Pour tuer le chômage, tueront-ils les chômeurs? ». Les fréquentations de Céline se diversifient et il commence à entretenir quelques correspondances avec Léon Daudet, Lucien Descaves, mais aussi Elie Faure, Georges Altman, Elisabeth Porquerol. Le 16 mars 1933 il publie « Qu’on s’explique » dans Candide afin de clore les débats autour de son roman.
Le succès de librairie est tel que Denoël publie « l’Eglise » en avril 1933 alors que son auteur parcourt l’Europe pour oublier le départ définitif d’Elizabeth Craig. « Voyage au bout de la nuit » est traduit en italien, en russe (par Elsa Triolet et Louis Aragon) et en allemand. Céline se lie à Evelyne Pollet, se rapproche de Karen Marie Jensen. Il entame la rédaction de « Mort à crédit », rédige la préface d’un album « 31 cité d’Antin », rassemblant des fresques d’Henri Mahé. A la recherche d’Elizabeth Craig il part aux Etats-Unis en prétextant le lancement de l’édition américaine de « Voyage au bout de la nuit » de mai à août 1934.
Le travail que lui demande son nouveau roman, d’abord intitulé « l’Adieu à Molitor », puis « Tout doucement » et enfin « Mort à crédit », est colossal. En 1935 Céline se rend à Londres, Copenhague, en Autriche et se lie avec la pianiste Lucienne Delforge. 1935 est aussi l’année de sa rencontre avec Lucette Almanzor. Enfin, en 1936, le manuscrit de « Mort à crédit », dont les épreuves sont corrigées par Marie Canavaggia, est remis à Denoël. L’éditeur s’affole de l’obscénité de certains passages et imprime l’ouvrage en laissant des blancs. Mis en vente le 12 mai, le roman devient l’objet d’un véritable scandale orchestré par la critique et les publicitaires. Les premières rancoeurs de Céline à l’égard des milieux littéraires surgissent. La critique le blesse ou l’ignore et il en est très affecté. Fin juillet, il part en URSS jusqu’en septembre et publie « Mea Culpa » la dernière semaine de décembre.
Début 1937, Céline entame la rédaction de « Casse-pipe », très vite abandonnée au profit de « Bagatelles pour un massacre », pamphlet écrit en six mois et publié en décembre. Les polémiques sont instantannées, même si l’accueil reste plutôt tolérant. On considère alors ce pamphlet comme une farce (André Gide), comme un réquisitoire naïf… Céline démissionne du dispensaire de Clichy et en 1938 compose à Dinard un nouveau pamphlet pacifiste antisémite « L’ecole des cadavres ». L’écrivain est unanimement rejeté par la gauche qui avait encensé « Voyage au bout de la nuit ».
En mai 1939, le décret Marchandeau oblige Denoël à retirer de la vente ces deux pamphlets. Céline est exclu de la vie littéraire. En proie à de violentes polémiques, une lettre adressée à Je suis partout le 21 juillet dénote de son état d’esprit : « Mes livres sont retirés de la circulation…Moi aussi ».
En septembre le docteur Destouches ouvre un cabinet à Saint Germain en Laye, puis revient chez sa mère, rue Marsollier. Le 9 novembre il est réformé définitivement et déclaré invalide à 70 pour cent. En qualité de médecin, il s’embarque sur le Chella, le navire sera accidenté et Céline rapatrié. Nommé au dispensaire de Sartrouville, il part en exode à La Rochelle au volant d’une ambulance avec Lucette.
Après la défaite, Céline s’installe 4 rue Girardon à Paris et écrit « Notre Dame de la débinette » publié en février 1941 sous le titre « Les beaux draps » par les Nouvelles Editions Françaises, une succursale de Denoël. Céline envoie une trentaine de lettres à différents journaux pour y parler de son antisémitisme, pourtant il refuse obstinément de rallier un quelconque parti politique ou un journal.
A partir de 1942 il cesse ses interventions politiques publiques, écrit « Scandale aux Abysses » et l’essentiel de « Guignol’s Band ». Denoël réimprime ses pamphlets, « Voyage au bout de la nuit » et « Mort à crédit » sont réédités, enrichis d’illustrations de Gen Paul. Le 23 février 1943 Louis Destouches épouse Lucette Almansor à la mairie du 18ème arrondissement de Paris. Ils passent l’été à Saint Malo. Céline préface le livre d’Albert Serouille « Bezons à travers les âges » qui paraît en janvier 1944, l’écrivain est alors médecin-chef du dispensaire de Bezons. Le couple Destouches quitte Paris en juin 1944, il séjourne à Baden-Baden où se trouve l’acteur Robert Le Vigan. Face à l’impossibilité de passer au Danemark, où Céline a déposé de l’or depuis plusieurs années, le couple se rend à Neu Ruppin près de Krantzlin, chez la famille Scherz. En octobre, le couple accompagné du chat Bébert et de Le Vigan, parvient à Sigmaringen. Céline loge à l’extérieur du château et soigne les réfugiés. Enfin, le 27 mars 1945, les Destouches réussissent à passer au Danemark et à atteindre Copenhague malgré les bombardements.
Céline et sa femme s’installent chez Karen Marie Jensen. Le 6 mars l’écrivain apprend la mort de sa mère, bientôt suivie par l’assassinat de Robert Denoël le 3 décembre. Le 19 avril 1945 le juge d’instruction de la Cour de justice de la Seine, lance un mandat contre Céline qui reste sans effets. L’avocat Thorvald Mikkelsen légalise la présence de Céline au Danemark, pendant que ce dernier reprend le manuscrit de « Guignol’s Band 2 » commencé à Paris et qu’il réfléchit au projet de « Féérie pour une autre fois ».
Le 17 décembre la légation française au Danemark demande l’extradition de Céline, il est immédiatement écroué avec Lucette et incarcéré à Vestre Faengsel. Lucette est libérée le 28, mais Céline, que l’état danois refuse d’extrader, demeure en prison près de onze mois. Le 6 novembre 1946, il signe un texte intitulé « Réponses aux accusations formulées contre moi par la justice française au titre de trahison et reproduites par la police judiciaire danoise au cours de mes interrogatoires, pendant mon incarcération 1945-1946 à Copenhague ». Le 8 il est transféré au Sundby Hospital, puis à l’infirmerie de Vestre Faengel le 24 janvier 1947. Le 26 février, pesant 62 kilos, il entre au Rigshospital, un établissement civil. Le 24 juin il promet de « ne pas quitter le Danemark sans permission des autorités danoises ». Il rejoint Lucette à Kronprinsessegade, achève « Guignol’s Band 2 », reprend « Féérie pour une autre fois » et ce qui deviendra « Foudres et flèches ».
Le 19 mai 1948, Céline et Lucette emménagent à Klarskovgaard, près de Korsor, sur la mer Baltique, dans un pavillon appartenant à Thorvald Mikkelsen. Céline entretient une correspondance très abondante et quelques proches lui rendent visite : Pierre Monnier, Daragnès, Henri Mahé. Il rencontre Milton Hindus, un jeune professeur américain, mais leur amitié sera rapidement brisée.
Fin 1948, « Casse-pipe » est publié d’abord dans Les Cahiers de la pléiade par Jean Paulhan, puis chez Frédéric Chambirand (maison d’édition créée par Pierre Monnier), ainsi que « Foudres et flèches ». Albert Paraz dans Le gala des vaches insère « A l’agité du bocal » réponse à Céline à des accusations formulées par Jean Paul Sartre, ainsi que leur correspondance. « Voyage au bout de la nuit » est réédité par Jacques Frémenger (Editions Froissart, Bruxelles).
Le 17 octobre 1949 la Cour de justice de la Seine arrête les poursuites engagées contre Céline et le 3 décembre le commissaire du gouvernement réclame à son encontre l’application de la loi pénale concernant les délits mineurs contre la sureté de l’état. Le 25 janvier 1950 le président de la Cour de justice de la Seine convoque Céline et l’annonce de son procès est commenté dans la presse. Le 21 février 1950, la Cour de justice rend son arrêt, Céline est condamné à un an d’emprisonnement, à 50 000 francs d’amende et à l’indignité nationale.
En mai paraît « Louis Ferdinand Céline tel que je l’ai vu » de Milton Hindus qui expose la brouille entre les deux hommes. Pierre Monnier publie « Mort à crédit » en avril 1950 et « Scandale aux Abysses » en novembre. Paraz dans « Valsez saucisses » continue de plaider en faveur de Céline. Le 25 avril 1951 le tribunal militaire de Paris ordonne l’amnistie de Louis Destouches. Enfin, le 1er juillet 1951, Céline, Lucette, leurs chiens et le chat Bébert rentrent en France et attérissent à l’aéroport de Nice.
Les Destouches passent l’été chez Paul Parteau à Nice, rendent visite aux parents de Lucette domiciliés à Menton et à Albert Paraz à Vence. Céline signe en juillet un contrat avec les éditions Gallimard. En septembre le couple emménage à Meudon, au 25 ter route des Gardes. Lucette ouvre un cours de danse et Céline un cabinet médical. Au même moment, Céline intente un procès aux éditions Julliard qui viennent de publier le « Journal » d’Ernst Jünger. L’écrivain s’estime diffamé et Ernst jünger reconnaît lui-même que son éditeur français a effectué une modification de son texte (le nom de Merlin est devenu Céline). Entre mars et mai 1952 les éditions Gallimard réimpriment toute l’oeuvre de Céline hormis les pamphlets. « Féérie pour une autre fois » est publié en juin. La critique boude le nouveau roman de Céline et à de rares exceptions près (Gaëtan Picon, Maurice Nadeau, Roger Nimier, Jean Paulhan et évidemment Albert Paraz), elle demeure muette.
En janvier 1953 André Parinaud publie la première interview de Céline depuis son retour d’exil (Céline et son art). Cette initiative a peu d’impact et Céline achève « Normance », la seconde partie de « Féérie pour une autre fois » publié en juin 1954 et dont le succès reste aussi confidentiel. La Nouvelle Revue Française édite en cinq livraisons « Entretiens avec le Professeur Y » qui ne rallume toujours pas les passions des lecteurs. « Voyage au bout de la nuit » est réédité en collection de poche et au Club du meilleur livre. Cela offre à Céline l’occasion de donner une longue interview, la première d’une longue série. Finalement, « Entretiens avec le Professeur Y » paraît chez Gallimard en juin 1955.
A partir de 1956, les lecteurs de Céline se font plus nombreux grâce à la diffusion de « Voyage au bout de la nuit » en poche et à un reportage publié dans Paris Match présentant l’écrivain en compagnie de Michel Simon et d’Arletty à l’occasion de l’enregistrement d’un disque. Céline est en train de rédiger « D’un château à l’autre » et de plus en plus de journalistes viennent à Meudon pour l’interviewer. Dans son pavillon, l’écrivain cultive son décor et son personnage.
« D’un château à l’autre » est édité en 1957 et Céline est l’invité de Lecture pour tous, l’émission télévisée de Pierre Dumayet. L’accueil de ce nouveau roman est favorable. Quelques débats reprennent, opposant les pros et les antis Céline. Il écrit alors « Vive l’amnistie, monsieur ! » pour faire cesser les polémiques. « Mort à crédit » est publié en édition de poche, avec les fameux blancs.
A partir de 1959 des universitaires commencent à s’intéresser de près à Céline. Gallimard en mai réédite les « Ballets » de l’écrivain sous le titre « Ballets sans musique sans personne sans rien » illustrés par Eliane Bonabel. L’équipe d‘En français dans le texte enregistre une émission télévisée à Meudon mais des protestations en font interdire la diffusion. En mai 1960 paraît « Nord », la suite de « D’un château à l’autre ». Céline travaille sur plusieurs projets, notamment l’adaptation cinématographique de « Voyage au bout de la nuit » par Claude Autan-Lara et son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade pour laquelle il réécrit les passages censurés de l’édition originale de « Mort à crédit » (il faut noter que l’actuelle édition Folio reprend cette version « remaniée » et aseptisée). Céline entame également « Colin-Maillard » qui deviendra « Rigodon ». Le 30 juin 1961 il a enfin achevé la deuxième version de ce roman. Le lendemain, le 1er juillet, à 18 heures, Louis Ferdinand Céline meurt d’une rupture d’anévrisme. Son décès ne sera annoncé par la presse que le 4, après son inhumation au cimetière de Meudon.
Sa maison à Meudon.
En 1951, l’amnistie de Céline lui a permis de revenir en France avec sa femme, après six années d’exil au Danemark. Le couple, plusieurs chats et chiens, un perroquet, un hérisson, s’installent à Meudon, au 25 ter route des Gardes. Lucette ouvre un cours de danse et Céline un cabinet médical. Céline, alors boycotté par le monde littéraire, revient peu à peu sur le devant de la scène. Dans ses romans comme dans ses interviews, il commence à forger sa légende d’écrivain maudit et se montre volontiers usé, misérable, et vivant presque dans un taudis. Un personnage et un décor habilement composés par l’écrivain, durant les dix dernières années de sa vie, il poursuit son œuvre de styliste hors pair et reçoit quelques visites, dont plusieurs photographes. En 1951 il a 57 ans. L’auteur du « Voyage au bout de la nuit », devenu pestiféré des lettres françaises, a encore dix ans à vivre et quelques chefs-d’œuvre à écrire.
A Meudon, après des années de fuite et d’errance, Céline retrouve le calme. . Peu de visites (Marcel Aymé et Arletty lui sont restés fidèles), quelques interviews et reportage. Devant les visiteurs, il joue le rôle qu’on attend de lui, comme l’a raconté son épouse: « Quand les journalistes ont commencé à prendre le chemin de Meudon pour visiter le monstre, il en a rajouté. […] C’est du sang qu’on venait chercher. Alors il en donnait. »
Malgré le calme retrouvé, Céline n’a rien perdu de sa rage contre le monde entier, de sa paranoïa, de sa haine… ni de son sens de la formule, souvent sur un ton d’apocalypse. Au danseur Serge Perrault, il déclare: « Ils achèteront plus tard mes livres, beaucoup plus tard, quand je serai mort, pour étudier ce que furent les premiers séismes de la fin, et la vacherie du tronc des hommes, et les explosions du fond de l’âme… ils savaient pas, ils sauront! »
Dans ce pavillon qui avait appartenu à Eugène Labiche, Céline mène une vie réglée, écrit tous les jours, dès l’aube, continue à révolutionner le roman. Durant ces dix ans, il publie « Féerie pour une autre fois », » Normance », puis l’hallucinante trilogie « D’un château l’autre », « Nord » et « Rigodon ». Il mange peu, reçoit quelques clients dans son cabinet de médecin. Des pauvres surtout, qu’il ne fait jamais payer. Son décor quotidien, c’est aussi cette table de travail, recouverte de papiers, de photos, de cartons et de ces fameuses liasses manuscrites reliées par des pinces à linge. C’est là, dans ce presque taudis que Céline, clochard magnifique, laissait exploser sa haine en une prose extraordinaire, dans un style sans égal. Avec une hargne et une énergie qu’il a conservées jusqu’au dernier jour. Sa dernière lettre en témoigne: le 30 juin, veille de sa mort, Céline écrit à son éditeur, Gallimard (qui publie aussi La Nouvelle revue française), et lui demande un contrat plus favorable pour son nouveau roman, « Rigodon », « sinon, je loue moi aussi un tracteur et vais défoncer la NRF. […] Qu’on se le dise! »
Si Céline est mort en 1961, Lucette a fêté ses 100 ans le 20 juillet 2012 et elle habite toujours Meudon, fantasque et secrète, elle reste la gardienne des lieux et d’une oeuvre. Sur la tombe de Louis-Ferdinand Céline, en 1961, la veuve avait fait graver « Lucette Destouches, 1912-19… ». Mais elle a survolé le millénaire avec la légèreté d’une fée. Plus de cinquante ans qu’elle est « Madame Céline ». Dans l’ombre du géant, trop discrète pour accepter les ponts d’or offerts et figer sa vie sur papier. Elle préfère le silence : « C’est Céline qui est le plus important. Moi, je ne suis rien ». De Lucette, Louis Ferdinand disait : « Ma femme, la meilleure âme du monde, Ophélie dans la vie, Jeanne d’Arc dans l’épreuve, tout en gentillesse, dons, bienveillance, amour ».
Article de Juliette Demey dans Le Journal du Dimanche :
La grille bleue est écaillée, le jardin en pente raide est égayé de tulipes, la villa Maïtou, un pavillon de style Louis-Philippe, offre au regard une façade grise, hérissée de fissures. Des gouttières de guingois. Derrière, c’est un chaos d’herbes folles et de myosotis. Un univers hitchcockien. Aujourd’hui, les traces de la présence de l’écrivain s’estompent : des photos intimes, des portraits punaisés aux panneaux de liège. « Cette maison est comme moi… Elle tient le coup, mais il ne faut plus trop lui en demander! », lance Lucette. De longs cheveux blancs encadrent son visage étonnamment juvénile. Elle se tient à demi allongée, dans le salon du rez-de-chaussée où elle ne descend que pour dîner. Elle a mis du rouge à lèvres. Son pied nu de danseuse s’échappe d’une couverture. Un chat se faufile. Près de la fenêtre, une cage abrite Toto 2, le perroquet. « Elle a une spatule pour le faire taire, mais ne s’en sert jamais », sourit David Alliot (auteur du livre « Céline à Meudon : Images intimes 1951-1961 »), nouveau membre de « la secte dans la secte » : les derniers visiteurs de Meudon. Cette poignée de fidèles la protège encore des vautours rôdant autour du fantôme. Elle les accueille d’un « Raconte, raconte! », gourmande d’une vie dont elle s’est retirée voilà quinze ans.
Sergine, qui a connu Lucette en 1936, gère l’intendance et le planning des trois « anges gardiens » veillant jour et nuit sur elle. Derrière les voilages de sa chambre, au premier, s’étendent la Seine et Paris. « Voilà quinze ans qu’immobile elle assiste au spectacle de sa vie », dit Véronique Robert, son amie depuis les années 1970. Sa mémoire est un oiseau libre de tout butiner et malaxer : passé, présent, vrai, faux, gens, animaux. « Vieillir, ce n’est pas grave, c’est juste changer de vêtements », dit-elle à Véronique. On s’éclipse. Lucette, espiègle : « Il faudra revenir, on fera un boeuf bourguignon! ».
Comme elle monte la garde sur la villa Maïtou, Lucette veille sur l’oeuvre de Céline. Il l’a choisie pour cela, pense-t-elle. Elle s’y tient. Très vite après sa mort paraissent deux « Cahiers de l’Herne » et un inédit, Le « Pont de Londres — Guignol’s Band II. « « Lucette est une veuve assez exemplaire, qui a toujours défendu son mari et son œuvre », assure François Gibault, son ami et conseil depuis cinquante ans. « Elle parle de Céline au présent, comme s’il allait surgir derrière son épaule », note David Alliot. Années 1960… Présenté à Lucette par l’avocat André Damien, Gibault décrypte avec elle les pattes de mouche du manuscrit de « Rigodon ». Chaque dimanche à Meudon, Lucette ajoute sa fantaisie à ce travail : dîner au champagne, saumon fumé et foie gras. Mais avant, gymnastique, sauna et bain glacé. En 1969, le roman paraît. Elle accorde des interviews. Depuis, elle n’a plus été filmée.
Elle a, en revanche, ouvert sa porte et sa mémoire aux biographes et céliniens, de Frédéric Vitoux à Henri Godard. « Correspondances, archives… Elle n’a rien de la veuve abusive qui ne laisse rien passer », relève David Alliot. « Certes, elle est protégée par un avocat pénaliste dissuasif ! Mais sa seule limite, c’est de ne pas republier les pamphlets. » Fidèle à la volonté de Céline, elle a attaqué en justice la tentative de réédition des textes antisémites (« Bagatelles pour un massacre », « L’École des cadavres », « Les Beaux Draps »). Ainsi, au début des années 1980, Lucette en fait détruire des éditions italiennes. « Cela lui valut d’être appelée ‘la veuve Pilon’ parLibération », note l’éditeur Marc Laudelout. Des originaux se vendent chez les bouquinistes. Des éditions clandestines existent. Mais Lucette pose sa vie en rempart : « Tôt ou tard, ils vont ressurgir en toute légalité. Mais je ne serai plus là et ça ne dépendra plus de ma volonté », écrit-elle.
À 85 ans, Lucette a dû accorder un répit à son corps. Jamais, depuis son entrée au Conservatoire de Paris, soixante-dix ans plus tôt, la danseuse n’avait dérogé à la discipline, au geste parfait. C’est grâce à cet art que Céline croise le chemin de Lucette Almanzor. Elle a 23 ans, lui 41. Fasciné par la légèreté des danseuses, il assiste au cours d’Alessandri, à Montmartre. « Elles incarnaient tout ce qu’il désirait : un poème en ondes, face aux hommes si lourds », raconte Christophe Malavoy, qui prépare un film sur lui. Céline la courtise. « Il ne parlait pas, il cherchait ma force », écrit Lucette. Par la suite, des dizaines d’élèves feront le chemin de Meudon pour y suivre la « méthode Almanzor ». « Je les redressais, je leur apprenais à respirer, à être dans leur corps », confie-t-elle.
Au deuxième étage, on danse. Finesse du geste. En bas, Céline écrit. Ciselage du texte. Il ne monte jamais. Aux yeux de Lucette, il reste « comme une fleur » dont elle doit « sans cesse tenir la tige droite ». Maroushka, future danseuse de Roland Petit, n’a pas 5 ans lorsqu’elle débarque route des Gardes. Lucette lui donne « la subtilité et l’expression » et répète : « Souris, ne montre pas que tu as mal. » L’art forge aussi l’esprit. À bientôt 100 ans, Lucette dégage cette alchimie : énergie de chair et de sang, grâce céleste. « Un frisson d’eau sur la mousse », écrit Malavoy, empruntant à Rimbaud. Elle ne pèse pas. C’est pour cela qu’elle a pu vivre avec Céline, pense-t-elle.
Avec l’écrivain et le chat Bébert, Lucette a plongé sans hésiter dans six ans d’exil : une fuite en Allemagne en 1944 avec les derniers pétainistes ; une épopée « hallucinatoire » vers le Danemark ; la clandestinité, la prison ; la vie dans une cabane sur la Baltique… Pour passer ensuite dix ans au côté d’un Céline malade, reclus. Lucette sort « brûlée » de cette vie. Puis sort de sa réserve. François Gibault découvre une femme drôle, une « intelligence à fleur de peau ». Avec Bob Westhoff, l’ex-mari de Sagan, ils font tous trois les quatre cents coups. « On allait aux autotamponneuses, voir un match de boxe thaïe à Bangkok. » Un jour, leur avion tombe en rade au dessus de l’océan Indien. « Avec des requins sous nos pieds! », se souvient Lucette. En safari à Zanzibar, prise d’une envie pressante, elle sort de la voiture et se trouve nez à nez avec un lion. « Il bâillait. Ils n’attaquent pas les hommes, je crois… »
À Meudon, les dimanches, le monde entier vient dîner. Des céliniens fascinés d’approcher Lili, héroïne des romans de son mari, en vrai. Des artistes comme Jean Dubuffet, Marcel Aymé, Moustaki ou Françoise Hardy. Jean-François Stévenin la connait depuis vingt ans. Il lui a encore téléphoné vendredi : « Lucette a toute sa tête, elle est une leçon de vie. Elle illumine chacun de sa joie de vivre. Elle voit la féérie des choses. Pour mes quatre enfants, elle est une sorte de grand-mère magique. » Des gens de lettres : les Gallimard, Philippe Sollers ou Marc-Édouard Nabe, qui lui consacre un roman. Des inattendus : Carla Bruni ou Dominique Rocheteau, « ému », qui convie Lucette au Parc des Princes. Un autre jour, Gibault invite une bande de breakdancers qui lui offre un show. Les futurs 2Be3, premier boy’s band français.
« Lucette est une anticonformiste », sourit Véronique Robert. Avec elle, la moindre virée à Dieppe, Saint-Malo ou Paris tourne à l’aventure cocasse. Au BHV, « Madame Céline » s’extasie au rayon cadenas. Au Café de la Mairie, elle épate les clients avec l’un des premiers portables. Chez Habitat, elle part à la renverse dans un canapé. Elles rient comme des gamines. C’était avant. Mais en septembre, elles ont encore inauguré le restaurant de l’Opéra de Paris. L’une de ses dernières sorties. Lucette avoue ne rien faire à moitié. « Heureusement que tu n’as pas connu le bordel! », s’exclamait Céline.
Entretien que Lucette Almonzor avait accordé à Jean-Claude Zylberstein en 1969 :
La célèbre maison de la route des Gardes à Meudon, où Louis-Ferdinand Céline vécut sous la plaque de Dr Destouches ses dix dernières années, domine de toute sa hauteur le jardin par lequel on y accède. Elle porte encore vive les traces d’un violent incendie : fenêtres sans carreaux, noirs plafonds éventrés, embrasures à demi effondrées. Madame Lucette Almanzor « Professeur de danse classique et de caractère » ainsi que l’annonce une grande pancarte que l’on aperçoit de loin en arrivant, s’est réfugiée pour sa part dans une sorte de volière, hâtivement rapiécée à l’aide de quelques pièces de bois.
— Comment faites-vous Madame pour survivre dans ce cadre ?
Oh, mais je ne me plains pas ! J’ai vu pire, et quand on a touché le fond, vraiment le fond, de la misère, on est en mesure de supporter bien des choses, sans trop s’en émouvoir. Vous savez, au Danemark, nous vivions, Louis et moi, dans une pièce qui n’était pas plus grande que cet endroit-ci, sans chauffage et sur le sol battu éclairés d’une seule bougie. Et avec juste de quoi s’alimenter. Alors, maintenant je ne trouve pas ça si terrible.
— Sont-ce vos talents de danseuse qui vous firent d’abord apprécier par Céline ?
Non, non, nous nous sommes rencontrés par hasard chez des amis communs, peu après la publication de « Mort à crédit ». J’étais de retour d’une tournée aux États-Unis, un pays que Louis connaissait et nous en avons parlé tout naturellement. Ensuite il a demandé à me revoir. Je dois dire qu’il m’intimidait beaucoup. Pendant un an et demi nous nous sommes revus de temps en temps sans que pour ma part je songe à quoi que ce soit de sérieux. Et puis un jour… Je crois que c’est par sa bonté qui était immense, qu’il m’a le plus touchée.
— Vous n’ignorez pas que cela peut paraître paradoxal d’évoquer une telle qualité à propos de l’auteur de Bagatelles pour un massacre.
Ce que je voudrais dire à ce sujet, c’est qu’en 1937, et en général dans les années qui ont précédé la guerre, il y avait beaucoup d’Israélites parmi les producteurs d’armes. C’était d’ailleurs un médecin juif collègue de Louis à la Société des Nations qui le lui avait confirmé. Pour Céline, s’attaquer aux juifs, c’était s’attaquer aux fauteurs d’une guerre dont il pressentait qu’elle serait horrible. Et puis il faut dire aussi que Louis venait d’une famille de petits-bourgeois où l’antisémitisme était de rigueur, on y était antidreyfusard et maurassien. Il n’était pas le seul d’ailleurs. Maintenant, après l’horrible chose qui s’est produite pendant la guerre, dans tous ces camps de concentration, on ne peut plus juger rétrospectivement. Aussi bien Louis et moi nous sommes-nous toujours opposés à ce que l’on réédite ses trois pamphlets. Je précise bien que contrairement à ce que l’on pense ils ne sont par interdits, mais que c’est sur mon refus exprès que Balland ne les a pas repris dans les Œuvres complètes de Louis. Pourtant quand nous avions tant besoin d’argent à notre retour en France, et plus tard on était prêt à nous offrir beaucoup contre la permission de les réimprimer. D’autre part on oublie aussi que Céline eut toujours des amis juifs comme Abel Gance, Stravinsky et Jacques Deval. Encore une fois, je voudrais insister sur ce fait que pour Céline les juifs c’étaient les « Gros » et, à cet égard j’ai pour lui un jugement de Maurice Clavel qui écrivait voici dix ans à Jeune Europe : « Ils ont titré (L’Express) : “Voyage au bout de la haine”. Ce n’est pas vrai. C’est toujours au bout de la nuit, la nuit sans fin d’un cœur, organe rouge, chaud et musclé, dans la misère du monde, la sienne… Il ne s’est occupé que de la maladie des pauvres. Riches de droite et riches de gauche riez… Vous avez éternellement gagné les guerres. » C’est bien ça non ?
— Peut-être, oui. Il y avait aussi ce mot de Paul Morand : « Sa vie fut un don continuel, plus total que toutes les vies des curés de campagne » ? Admettons donc qu’il n’aimait pas les Allemands, pourquoi refusa-t-il alors de partir pour Londres comme ce lui fut possible en 1940 à La Rochelle ?
Partir équivalait pour lui à une lâcheté. Pourtant il aimait beaucoup Londres comme on le voit très bien dans « Guignol’s band », la deuxième partie. Et puis, il était curieux de ce qui allait se passer à Paris. Quand nous y fûmes revenus il se sentit comme neutre. Ce qui ne l’empêcha pas de soigner des membres du réseau dont s’occupaient Robert Chamfleury et Madame Simone installés à l’étage au-dessus de notre appartement, rue Girardon.
— Son dernier livre, Rigodon, qui vient de paraître, fait (presque) naître une nouvelle polémique. Bien des gens et beaucoup de critiques prétendent ne pas comprendre qu’il ait fallu sept ans pour le publier. Il semble qu’ils craignent une censure et peut-être aussi des ajouts.
Vous savez que Céline est mort le jour même où il a fini d’écrire ce livre. Heureusement, j’ai pu mettre le manuscrit complet et numéroté à l’abri des indélicatesses. En fait c’était la seconde version de « Rigodon » mais la définitive, la première étant restée éparpillée dans une de ces caisses de pommes de terre, dont Louis se servait comme classeurs. Qu’il m’ait fallu si longtemps pour en livrer la dactylographie à Gallimard tient à deux raisons bien précises. La première c’est que le manuscrit fut très difficile à déchiffrer. Céline était dans un véritable état d’épuisement à la fin de sa vie, et son bras droit blessé à la guerre, lui pesait comme une lourde masse. Sur certains mots, nous sommes restés, mes deux amis avocats et moi, jusqu’à des semaines et des semaines pour parvenir à les déchiffrer enfin. Ensuite comme je n’avais pas voulu me séparer du manuscrit, la collaboration de mes deux aides ne put m’être acquise que pendant leurs rares heures de loisirs. Généralement, c’était le dimanche après-midi que nous nous réunissions pour travailler. Vous savez, trois heures par semaine pour une telle tâche, ce n’est pas beaucoup ! Quant aux coupures c’est une idée absurde. D’ailleurs vous verrez qu’il y a un passage sur ce pauvre Marcel Aymé, l’un des rares amis qui nous soient restés fidèles jusqu’au bout, où Louis n’est finalement pas très tendre, mais il n’a pas été question de le supprimer, pas plus que d’autres passages. Je n’aurais pas fait ça à Louis, vous savez…
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