Les livres de Curzio Malaparte
La Peau
Un homme mort est un homme mort. Il n’est qu’un homme mort. Il est plus, et peut-être aussi moins, qu’un chien ou qu’un chat mort.
En 1943, Curzio Malaparte, grand correspondant de guerre et officier de liaison auprès des Alliés, se trouve à Naples avec les troupes américaines venues libérer le pays. Entouré de ces hommes fraîchement débarqués en Europe, que les années de combat et de désillusion n’ont pas encore abîmés, l’auteur entreprend une tragique odyssée à travers une Italie en ruine, livrée à la misère et au chaos. Partout on se livre aux plus viles exactions. Comme un écho au tumulte des hommes, le Vésuve entre en éruption, les animaux meurent au supplice, la terre se déchire.
De page en page, la complexité de ces destins happés par la brutalité de l’Histoire se déploie sous l’oeil de l’auteur, intransigeant jusqu’à l’écoeurement avec la cruauté des faits. Et c’est là la force de son récit : outre la beauté de son style, c’est sa capacité à s’indigner et à indigner le monde qui demeure remarquable. Curzio Malaparte poursuit avec La Peau sa magistrale entreprise de témoignage sur la Seconde Guerre mondiale.
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Technique du coup d’état
Comment on s’empare d’un Etat moderne et comment on le défend : à l’aide d’exemples pris dans l’histoire (le 18 Brumaire de Bonaparte) ou dans l’actualité plus proche (le coup d’Etat bolchévique de 1917, la marche sur Rome de Mussolini, l’inexorable montée de Hitler), Malaparte analyse les diverses méthodes d’insurrection moderne. Le Duce lui fit payer la justesse de ses réflexions de plusieurs mois de prison et de cinq ans d’assignation à résidence… A sa sortie en 1931, Technique du coup d’Etat fut salué dans le monde entier comme un « traité de l’art de défendre la liberté ». La fièvreuse clarté de ses théories tactiques, l’art du portrait et la finesse psychologique de l’auteur appliqués au personnel politique et militaire n’ont pas vieilli. Et font de ce livre un classique.
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La Volga naît en Europe
Juin 1941 : Kurt-Erich Suckert, dit Curzio Malaparte, 43 ans, auteur de Technique du coup d’État, vétéran de la première guerre mondiale, part couvrir, en tant que correspondant du journal Corriere de la Serra, l’avancée des troupes italiennes et allemandes sur le front de l’Est. Il pénètre en Ukraine dans une vieille Ford V 8 puis assiste au siège de Leningrad aux côtés des troupes finlandaises. Si de cette expérience, le caméléon de la littérature italienne tirera l’un de ses chefs d’oeuvres, Kaputt, il rassemble aussi ses chroniques dans La Volga naît en Europe, peinture de maître de ce «fléau biblique» que fut la guerre à l’Est mais aussi ouvrage visionnaire sur l’expansion future du communisme en Europe.
Préfacé en français par l’auteur, ce livre qui fut «la plaque tournante» de l’oeuvre de Malaparte, selon son biographe Maurizio Serra, n’avait pas été republié en France depuis 1948.
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Viva Caporetto
Le jeune Suckert parle pour ces soldats analphabètes qui ont accepté en silence une mort inutile. Contre la propagande officielle, il choisit Caporetto, gigantesque retraite des troupes italiennes sous l’avancée des armées autrichiennes, qui marque en octobre 1917 la crise militaire la plus douloureuse que l’Italie ait connu, pour emblème de l’héroïsme du soldat des tranchées et espoir de revanche d’un peuple méprisé.
Trois fois saisi et censuré entre 1921 et 1923, Viva Caporetto ! était une charge explosive contre la jeune Italie fasciste qui s’édifiait sur la mémoire d’une Grande Guerre victorieuse. Il fallut attendre la fin du XXe siècle pour redécouvrir en Italie ce pamphlet unique et insolite, par lequel le futur Malaparte signe son entrée en littérature. Il est traduit et publié en France pour la première fois.
» Le lac était comme une immense plaque de marbre blanc sur laquelle étaient posées des centaines et des centaines de têtes de chevaux. Les têtes semblaient coupées net au couperet. Seules, elles émergeaient de la croûte de glace. Toutes les têtes étaient tournées vers le rivage. Dans les yeux dilatés on voyait encore briller la terreur comme une flamme blanche. Près du rivage, un enchevêtrement de chevaux férocement cabrés émergeait de la prison de glace… Les soldats du colonel Merikallio descendaient au lac et s’asseyaient sur les têtes des chevaux. On eût dit les chevaux de bois d’un carrousel. » Correspondant de guerre sur le front de l’Est, Curzio Malaparte campe avec une grande finesse l’enfer dans lequel est plongée la vieille Europe. D’un dîner ubuesque avec Hans Frank, général-gouverneur de Pologne, aux paysages apocalyptiques d’une Russie exsangue en proie aux criminels de la Wehrmacht, en passant par les garden-parties décadentes d’une aristocratie romaine toute dévouée au fascisme, Malaparte scrute, en chroniqueur implacable, les horreurs de la guerre et nous emporte dans le récit hallucinant et halluciné de la misère du monde.
Fable pudique, baroque et pleine d’humanité, Le compagnon de voyage a pour cadre l’Italie de 1943. Après le renversement de Mussolini et le chaos que provoque la signature de l’armistice, les hommes de troupe, désormais sans ordres et sans chefs, décident de rentrer chez eux.
Voyage en Éthiopie et autres écrits africains est un récit de voyage d’une grande plume de la littérature italienne du XXe siècle. Il s’agit d’un recueil d’articles écrits en 1939 par Curzio Malaparte pour le grand quotidien italien Corriere della sera. L’écrivain entendait rendre compte de « l’italianisation » de l’Éthiopie après sa conquête par le régime fasciste. Le livre emmène le lecteur dans une Éthiopie imaginaire et réelle à la fois ; les paysages y sont abstraits et concrets ; les lieux y sont personnifiés et les hommes réduits parfois à de simples choses. Perdant ses repères, le lecteur n’a pas l’impression de lire un reportage mais de pénétrer dans un monde unique : celui d’un grand auteur. Les faits, pourtant, sont présents et tout à fait réels : combats avec les rebelles éthiopiens, vie des villages, rencontre de certaines autorités de l’administration coloniale… Malaparte nous étonne à chaque page par une accumulation d’images surprenantes, inoubliables. C’est bien plus qu’un récit journalistique, chaque scène devenant unique, épique. L’écriture procède par accumulation de visions ; le voyage devient hallucination. L’Éthiopie nous est livrée comme un immense théâtre aux décors changeants, qui décline ses couleurs au gré du parcours du soleil. À la lecture de certains passages plus idéologiques, impossible de faire la part de ce qui est dû au contexte fasciste, à l’expression d’une véritable pensée ou encore à une simple esbroufe, le doute étant toujours permis avec Malaparte. Il est certain, en tout cas, que ces discours sont prétextes à littérature. Jointe à ce récit, on lira la correspondance entre Malaparte et le Corriere della sera. Non seulement il ne donna de lui aucune nouvelle durant des mois, mais il remit ses articles longtemps après la date convenue. On ne peut qu’admirer l’incroyable liberté et l’audace de l’écrivain.
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Le grand Malaparte était aussi un passionné de cyclisme. En 1947, il a écrit pour un journal français, Sport Digest, ce superbe portrait, publié jute avant le Tour de France. Cette année là, Fausto Coppi est déjà considéré comme le meilleur coureur de tous le temps. Gino Bartali, vainqueur du Tour de France en 1938, le gagnera à nouveau en 1948. L’un représente l’aristocratie, l’autre le peuple. L’un est un pur sang, l’autre un valeureux guerrier. Ils sont les deux visages de cette Italie qui n’aime rien tant que d’opposer ses différences pour mieux se ressembler : Visconti et Fellini, Rivera et Mazzola, Sophia Loren et Gina Lollobridgida, Coppi et Bartali….
Quand un grand écrivain plonge au coeur de son pays à travers deux légendes nationales, cela nous offre un texte magique, d’une intelligence et d’une beauté rares. Avec, comme une prémonition, cette phrase si moderne soixante ans plus tard : «Dans le corps de Bartali coule du sang, dans celui de Coppi coule de l’essence.»
Jamais édité depuis qu’il a paru dans Sport Digest en 1947, ce très court texte séduira autant les passionnés de cyclisme que les amoureux de littérature.
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Malaparte a commencé à écrire Muss en 1931. Ce devait être une biographie, Le Caporal Mussolini, qui serait confiée à Grasset. Il l’a retravaillé en 1943-1945, puis après-guerre, mais le projet est resté inachevé. Muss est une brillante analyse historique des conditions d’émergence du fascisme, de son inscription dans l’histoire italienne, une préfiguration aussi de ce que sera l’Allemagne d’Hitler à partir de ce qu’il voit de l’Italie de Mussolini. L’ambiguïté de son rapport au Duce apparaît à plein quand il mêle des bribes de leurs conversations, les souvenirs de ses séjours en prison ou en » déportation « , quand il passe de la colère à la froide réflexion politique, de l’admiration à l’amertume. Dans Le Grand imbécile, Malaparte imagine une révolte de ses compatriotes contre Mussolini. À travers cette vengeance bouffonne du peuple contre le dictateur (loin de sa mort expédiée d’avril 1945), il célèbre le caractère profond des Italiens, le goût de l’ironie, de la dérision qui les sauve en toute occasion. C’est un thème constant de son oeuvre, parfois décliné à l’envers quand il les critique sans pitié, mais il en donne ici une représentation digne de Bruegel puisqu’il appelle de ses voeux la résurgence d’une coutume de la Renaissance qui narguerait » Le Grand Imbécile » et le ridiculiserait définitivement, seule fin digne de celui qui a été une injure permanente au goût, au beau, à la raison. On rit beaucoup, d’autant plus que Malaparte a écrit Le Grand Imbécile en 1943, après la chute de Mussolini, à la lecture de ce texte exalté et d’une grande drôlerie.
Parmi les Alpes vertes, bleues, cauchemar cotonneux ou brillant, des officiers paternels donnent des ordres à des Alpins ingénus qui courent sous les obus après des marmottes affolées. L’un de ces officiers, un capitaine, se prend d’affection et de pitié (d’amour ?) pour une estafette garçon vacher, portant une cloche de vache autour du cou. Ce soldat-mulet se fera tuer, comme des centaines d’autres bêtes de somme, humaines et animales, entêtées et joyeuses, sur les neiges du Mont-Blanc. Et le capitaine, se sentant responsable de sa mort, deviendra fou.
Dans Le Bonhomme Lénine, Malaparte tente de cerner la personnalité complexe du révolutionnaire russe. Pour lui, Lénine est un petit bourgeois calculateur, brillant mais sans conviction, qui n’a pour ambition que les jouissances matérielles, un mercenaire exploitant le prolétariat qu’il prétend défendre. La cause de Lénine ? Lénine. Joignant le style lyrique deKaputt et la clairvoyance de Technique du coup d’Etat, le tempétueux Malaparte nous raconte un Tartuffe devenu roi.
«Dans toute la littérature italienne parue du temps de Mussolini, c’est-à-dire pendant un quart de siècle, tant en Italie qu’à l’étranger, il n’y a pas une satire plus hardie et plus cruelle que ce Monsieur Caméléon.» C’est en ces termes que Malaparte présente sa fable baroque, qui a pour héros un caméléon. Le Duce se prend d’affection pour lui au point d’en faire son confident, puis son ministre. Chargé de réformer la Constitution, l’animal en fera voir de toutes les couleurs à la classe politique italienne, avant de connaître une fin extravagante et tragique.
Publié en feuilleton en 1928, Monsieur Caméléon a voué Malaparte à la prison et l’exil. A la fois conte philosophique et charge politique, il évoque tour à tour Zadig de Voltaire et Le Dictateur de Charlie Chaplin.
Fresque entreprise dès la fin de la guerre, mais laissée inachevée, Le Bal au Kremlin reste un des textes marquants de Malaparte. On y retrouve le regard incisif et ironique du grand écrivain, prompt à saisir le grotesque, à deviner l’horreur.
Ironiquement intitulé L’excursion, ce récit retrace son voyage d’exil, décidé par Mussolini, de la prison de Rome vers l’île de Lipari. « C’est vraiment joli la Sicile, dit la mère. Ce doit être un rêve que de vivre dans un si beau pays. » Elle le regarde dans les yeux et Boz sent qu’une timide angoisse l’étreint. Peut-être a-t-elle peur de la mer et pense-t-elle déjà avec anxiété à la traversée de Milazzo à Lipari. A moins qu’elle elle ne veuille exprimer ainsi sa reconnaissance, sa joie de voir son fils hors de prison, hors de sa cellule sans air, sans lumière (alors qu’ici il y a toute cette mer, tout ce ciel) ou lui faire comprendre qu’au fond rien n’est plus agréable que de vivre dans un beau pays, que d’être obligé de vivre dans un si beau pays.